Les voies de mon moi m’ont souvent semblées
impénétrables. Ce fut toujours une excellente raison pour y aller fourrer mon
nez. Tenez, je prends un exemple récent : il y a de ça quelques jours, je
me suis réveillé au petit matin en me disant que le prochain roman à lire (je
venais de finir le précédent la veille) serait un Paul Auster. Allez savoir
pourquoi, alors que j’ai résisté pendant vingt ans à l’injonction multiple de
le lire. Des personnes proches et bien intentionnées me disaient d’y aller
faire un tour, que c’était un auteur formidable. Mais je n’y arrivais pas. À
chaque tentative d’acheter un de ces romans, j’y renonçais au dernier moment. Quelque
chose en moi (qui n’était pas de Tennessee) se bloquait. Et pourtant, je ne
savais même pas de quoi il retournait dans ses romans. N’allez pas croire que
ces velléité  furent nombreuses, mais il
y en eut tout de même assez pour que je me posasse cette question.
Pourquoi ? Mais oui, pourquoi ? Ma réponse favorite aujourd’hui, à
l’instant où j’aligne ces modestes mots, est la suivante : c’est au nom du
père. Ne me demandez pas si c’est vrai, je n’en sais rien, c’est juste que je
pense que c’est exactement ça. Dans son premier livre (l’invention de la
solitude), dans la première partie (portrait d’un homme invisible), Paul Auster
réagit à la mort de son père. Je me dis que je ne me sentais pas de me coltiner
à ça, tout en ne le sachant pas (qu’il traitait de ce sujet), mais en le
ressentant quand même, vous me suivez ? Moi non.

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(mon père) 

Je n’ai pas connu mon père quand j’étais petit. Un peu à la façon dont le raconte Paul Auster. Ne vous laissez pas aller à la condescendance du genre pauvre petit, il n’a pas connu son père, non, il n’était pas mort, il était bien vivant, il était bien là, mais pas pour moi. Pour moi, il était du genre absent, icône lointaine. J’avais beau essayer de me faire remarquer (en bien ou en mal), je n’avais pas grand succès. Mon père était un chercheur reconnu, spécialisé dans le domaine de la fertilité et de la contraception. Il travaillait, paraît-il, énormément. Il avait largement contribué grâce à ses recherches à l’apparition de la (première) pilule contraceptive. Il était franchement pour que la femme dispose de son propre corps. 

tomber des nues Zaz

(tomber des nues)

Comme son laboratoire de recherche dépendait d’une université catholique (une des plus anciennes au monde), il faisait partie de la commission du pape sur la contraception. Il n’avait cependant aucun doute sur le fait que l’Église n’allait pas abandonner son dogme sur la sexualité nécessairement procréatrice qui contribuait à maintenir la femme sous la domination de l’homme. 

 

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(Mon père entouré du pape et de sa commission)

Toute ma jeunesse a été perturbée par ce père écrasant-absent qui  représentait à mes yeux d’enfant quelque chose comme dieu le père. Mon désir le plus profond était de le surpasser. Ma difficulté, insurmontable, était comment ? Comment peut-on surpasser dieu le père ?  Mon père était un amoureux de la liberté et des femmes. Je n’avais en commun avec lui que cet attrait irrésistible pour la liberté et les femmes. Le reste n’était sans doute pas à la hauteur.

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(mon père entouré de son congrès) 

J’ai quand même essayé et j’ai quand même raté. Mais cela avait-il du sens ? Pendant que je m’y efforçais, je ne l’ai plus vu, les images de lui que je portais en moi me suffisaient. Elles étaient plus importantes que de le voir, comme l’écrit si bien Paul Auster justement. Nous ne nous sommes plus vus pendant dix ans.

Mon père s’est toujours comporté en homme libre. Je ne sais pas pourquoi, il n’aimait pas sa femme. Il a aimé sa première maîtresse pendant dix-huit ans, en lui restant fidèle jusqu’à sa mort d’un cancer fulgurant. Comme la catholique Église et son bras formateur l’université n’acceptaient pas le divorce, mon père sauvait les apparences. Je n’en savais moi-même rien. À soixante ans, il est tombé follement amoureux d’une femme de vingt ans de moins que lui. Au faîte de sa renommée, tant en matière de recherche que de clientes en lutte contre leur stérilité, il a tout sacrifié pour cette femme. Il prenait un grand risque car elle était bipolaire, maniaco-dépressive comme on disait à l’époque. Il n’a pourtant pas hésité. Il semblait persuadé que la force de son amour allait la sauver. Il a été mis en garde pourtant, des éminents spécialistes lui ont dit qu’elle ne guérirait pas, il est passé outre. Comme il est passé outre tous les scandales, vis-à-vis de sa clientèle et des autorités de l’université, que son amour total provoquait. Il a perdu son statut de chercheur. Il a dilapidé tout ce qu’il avait engrangé, et c’était considérable. Il a emprunté aux banques grâce à sa renommée des sommes importantes qu’il ne pouvait pas rembourser et qu’il n’a jamais remboursées. Comment expliquer tout cela sinon par l’amour qu’il portait à cette femme et par esprit de liberté ? Tant d'amour n’a malheureusement pas suffit. C’est ce qu’on se dit quand on prend l’histoire par la fin. Sa maîtresse a fini par réussir son nième suicide quand ils furent tous les deux à bout de souffle. Mon père avait alors 70 ans. J’ai commencé à le revoir à ce moment-là. Il s’est redressé. Il est reparti de l’avant. Il ne s’est jamais plaint, il a suivi sa maîtresse de toujours, la liberté.

Paul Auster découvre qui est son père alors que celui-ci vient de mourir. Je m’étais toujours imaginé paralysé devant la mort, figé de douleur. Mais confronté à l’évènement je ne versais pas une larme, le monde ne me paraissait pas s’écrouler autour de moi. Bizarrement, je me trouvais tout prêt à accepter cette disparition malgré sa soudaineté. J’étais troublé par tout autre chose, sans relation avec la mort ni avec mon attitude : je m’apercevais que mon père ne laissait pas de trace.

Ainsi Paul Auster s’efforce-t-il de retracer la vie de son père. Méthodiquement, fouillant les voies de sa vie qui semblaient impénétrables. J’ai appris qu’il n’est rien de plus terrible que la confrontation avec les effets personnels d’un mort. Les choses sont inertes. Elles n’ont de signification qu’en fonction de celui qui les utilise. La disparition advenue, les objets, même s’ils demeurent, sont différents. Ils sont là sans y être, fantômes tangibles, condamnés à survivre dans un monde où ils n’ont plus leur place.

Rien n’est simple, ni avec l’écriture, ni avec l’histoire de son père : je n’avais encore jamais eu autant conscience du fossé qui sépare la pensée de l’écriture. En fait, depuis quelques jours, il me semble que l’histoire que j’essaie de raconter est comme incompatible avec le langage, qu’elle résiste au langage dans la mesure exacte où j’arrive près d’exprimer une chose importante (à supposer qu’elle existe), j’en serai incapable. J’avais une blessure, et je découvre maintenant qu’elle est très profonde. Au lieu de la guérir, comme je me le figurais, l’acte d’écrire l’a entretenue.

Ce que je trouve excitant dans l’écriture de Paul Auster, c’est sa capacité d’apporter du sens dans les moindres faits de la vie courante. N’importe quelle anecdote peut s’élever ainsi à la hauteur d’une pensée philosophique. C’est ce qui attire beaucoup de lecteurs et répugnent beaucoup d’autres. Ne cherchez pas une histoire palpitante à suivre chez Auster, il n’y en a pas.

Il trouve extraordinaire, même dans l’ordinaire de son existence quotidienne, de sentir le sol sous ses pieds, et le mouvement de ses poumons qui enflent et se contractent à chaque respiration, de savoir qu’il peut, en posant un pied devant l’autre, marcher de là où il est à l’endroit où il veut aller. Il trouve extraordinaire que, certains matins, juste après son réveil, quand il se penche pour lacer ses chaussures, un flot de bonheur l’envahisse, un bonheur si intense, si naturellement en harmonie avec l’univers qu’il prend conscience d’être vivant dans le présent, ce présent qui l’entoure et le pénètre, qui l’envahit soudain, le submerge de la conscience d’être vivant. Et le bonheur qu’il découvre en lui à cet instant est extraordinaire. Et qu’il le soit ou non, il trouve ce bonheur extraordinaire.

Paul Auster, L’invention de la solitude, traduit par Christine Le Bœuf, Babel

l'invention de la solitude

  

 

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