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21 octobre 2013

63 Certaines n'avaient jamais vu la mer !

 

Avec l’achat du livre de la semaine dernière (j’apprends l’hébreu – voir chronique précédente), je ne m’étais pas encore aperçu que j’avais embarqué un deuxième livre de poche. Je ne m’en souvenais même plus jusqu’au moment où j’ai eu fini de lire le premier. Le plus incroyable est que le ticket de caisse prouvait pourtant bien que je l'avais payé ! Eh bien, en retirant le second de la pochette plastique, mes ami-e-s, stupéfaction !, et sur le champ pressentiment que je m’étais fourré le doigt dans l’œil. La question qui restait en suspens étant : jusqu’où ? Ma moitié s’est aussitôt moquée. « Comment !, t’as acheté un roman de Françoise BOURDIN ! (c’est la taille exacte de la police sur la couverture, trois fois plus importante que le titre du roman), ses romans sont partout étalés dans les gares et les supermarchés, ça se vend comme des petits pains ». « Justement, lui ai-je résolument et de mauvaise foi rétorqué, comme je vois son nom partout, je voulais en lire au moins un ». « Mais t’as pas lu la quatrième de couverture ? » J’avouai piteusement que non en ajoutant immédiatement et toujours résolument de mauvaise foi que, de toute manière, elle peut tout aussi bien être tournée pour faire vendre, sans aucun lien réel avec le contenu. « Et puis, je peux très bien aimer un roman qui se vend bien, non » ? « Bien sûr bien sûr » ! Je voyais bien qu’elle continuait à se gausser dans son coin. « Je crois qu’il faut faire une différence entre bien vendable et bien vendu ». J’étais vraiment décidé à me mettre le doigt bien enfoncé dans l’œil, en fait, jusqu’à la page 72 (édition pocket). À cette page exactement, dans le dernier quart, j’ai craqué, j’avais largement dépassé la dose mortelle en m’accrochant depuis un bon moment déjà contre l’énervement qui, en moi, grandissait exponentiellement. Alors le bouquin m’est tombé des mains et s’est affalé sur le plancher, raide mort.

 

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Ensuite, ma moitié compatissante m’a proposé le livre qu’elle venait d’achever de lire et dont je vais vous causer aujourd’hui, mesdames-mesdemoiselles-messieurs. Mais auparavant, permettez-moi de régler quelques comptes. À moi Bourdin, je te tiens ! Vous le savez, je n’ai pas pour habitude de critiquer les livres, à de rares exceptions près, je préfère ne pas évoquer les livres que je trouve inconsistants. Mais là, mes agnelles et agneaux, il s’agit de mon amour propre quand même, comprenez, je me suis moi-même roulé dans la farine, ayant dérogé à ma règle première, ne lire que des livres forts qui apportent quelque chose à ma vie. Dans le serment d’automne (un titre pour collections d’ados en quête de camaraderie), dès les premières lignes, les personnages de Françoise Bourdin me sont sortis par les yeux, le nez, la bouche, et même les oreilles (fait assez rare pour le signaler), voyez plutôt : un architecte de renom en pleine charrette abandonne son cabinet versaillais pour s’occuper de son frère jumeau en phase terminale de cancer (l’archi vient s’occuper des vignes en Bourgogne puisque le frangin n’est plus physiquement apte à le faire) dont la femme, viticultrice proclamée, accouche d’une petite fille pile poil au moment des vendanges (faute professionnelle ou accident de parcours), alors que le fils « rebelle » de l’architecte (rebelle pour Bourdin = il ne fout strictement rien) vient de piquer la maîtresse de son père, une top model superbe (pléonasme) de 26 ans, tellement si belle qu’elle en vit très si bien, mais attention les gaillard-e-s, le fils est persuadé dans sa fatuité qu’elle a succombé à son charme, mais non, pas du tout, la belle trouvait que l’architecte ne s’occupait pas assez de son joli cul (un vrai mec sérieux pris par son travail, pas comme son jeanfoutre de fils) et entendait lui donner une « leçon » en couchant avec un autre… son fils donc, attendez, ce n’est pas terminé, celui-ci non seulement s’est foutu de la gueule de son propre père mais en plus, quand il a eu les vivres coupés en guise de légitimes représailles, le « rebelle » s’est tourné avec succès vers la justice pour obtenir une pension lui permettant de poursuivre des études de médecine dont il n’a strictement rien à foutre (le père doit assistance financière au fils), attendez encore un peu, ce n’est pas tout, il y a aussi le fermier qui gère les terres de leur père décédé (aux jumeaux - leur mère étant partie depuis belle lurette) qui veut prendre sa retraite tellement il en a marre de s’occuper du bétail alors que les deux frères s’étaient jurés devant leur père sur son lit agonisant que jamais au grand jamais ils ne vendraient ni dilapideraient le travail de toute sa vie. Attendez !, attendez !, non mais, vous n’allez pas vous en tirer à si bon compte, la top model pousse le fils à se réconcilier avec le père, lui n’en a pas plus envie que ça, il craint à juste titre de se faire envoyer sur les roses, avec les pires injures qui vont avec, dites-le avec des fleurs, ce qui lui arrive réellement, mais en réalité c’est la top model qui voudrait bien profiter de cette vraie-fausse réconciliation pour se raccrocher au mec l’architecte et bla bla bla, voilà exactement l’histoire telle qu’elle se présente pendant les 70 pages au long desquelles on passe de l’un à l’autre pour découvrir de chacun des protagonistes sa psychologie de bazar…

 

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(avertissement : ce ne sont pas des vignes de Bourgogne et les vendanges sont encore lointaines)

Femme Actuelle appelle cela sur la 4ème de couverture « des personnages vrais, confrontés aux choses de la vie ». Quelle vie ! Un vrai scénario pour ménagère de plus de cinquante ans si elles existent encore !  Même France 2 ne voudrait plus du scénario ! Ah si ? Ah bon ! D’un autre côté, elles ont bien le droit de lire ce qu’elles veulent les ménagères de plus de cinquante ans qui n’existent plus, il faut bien qu’elles se détendent un peu avec les situations extrêmes des autres... Oh mon Dieu, je préfère mes petits tracas à moi, quelle chance j’ai ! Bon ! Ceci étant écrit, pour me dérider les yeux, je me suis forcé à lire les dernières pages du roman. Mes ami-e-s, c’est formidable comme la vie des bourgeois, dans notre belle vieille France profonde, est magnifique quand même, hein !, figurez-vous que je les ai tous retrouvés au top, le cancéreux en fin de vie s’en sort (vive la médecine), le père se réconcilie avec son fils rebelle sur le dos de la top model superficielle (vive les vrais liens du sang) et, bingo, ils se souviennent opportunément de leurs racines paysannes bourguignonnes (plus ou moins lointaines) pour décider de reprendre ensemble les terres ancestrales (les paysans, yaqu’ça d’vrrai). Même qu’il est architecte quand même le père, faudrait pas l’oublier, et qu’il va leur construire une superbe maison…d’architecte sur leurs propres terres. Plus belle encore que celle qu’il avait déjà construite pour son frère jumeau. Je ne parle même pas des caisses de bouteilles qu’ils ont sorties de la dernière vendange assurée par l’architecte improvisé vigneron (bon sang ne saurait mentir) pendant que la viticultrice pouponnait (on peut aimer le vin et quand même faire des enfants, non ?). Que voulez-vous que je vous dise ? On ne renie pas ce qu’on est au plus profond de soi. Il y a quand même une petite nouvelle, Sybil, une infirmière rurale qui ne va pas tarder à épouser notre ex-architecte (j’en mettrais ma main au feu). Mamma mia ! Que tonteria ! La France éternelle dans sa ruralité en contrepied de la France métissée dans son urbanité.

 

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Et justement, parlons-en des immigrés. Pas forcément des « nôtres » (dont je fais partie) mais de celles qui ont quitté leur vie de survie, leur village étranglé par la famine, leur statut de femme objet pour aller servir les nantis du plus grand et plus riche pays au monde. Je vous assure, cela n’a rien de drôle. Je ne sais pourquoi je dois vous en assurer d’ailleurs car, comme vous le savez, ce sont toujours les immigrés qui font le sale boulot tout en se faisant en plus tancer en tant que minorité dès qu’ils deviennent « trop » visibles au gré de la majorité. Parce que le jour où les enfants des immigrés relèvent la tête et se sentent chez eux, la majorité dominante les accuse de racisme envers eux, un classique ! Vous connaissez…6% de la population immigrée se laisse aller à un racisme anti-blanc ! Et les blancs ? Non non non ! Nous sommes quand même issus des lumières, faudrait pas croire, et puis on est chez nous, sans blague !

Alors, quand ce sont des femmes immigrées, il y a ce « petit plus » lié au genre, savoir exploitation sexuelle et domestique (le sexe contraint, le ménage et les enfants).

Mes enfants !, ce livre est exceptionnel. Il ne raconte pas la vie et l’aventure d’une immigrée, mais, en une seule voix, il raconte les vies de toutes les immigrées japonaises du début du vingtième siècle aux États-Unis. C’est une ode, un cantique, une sorte d’éloge funèbre qui leur est dédié, dans une langue magnifique, incantatoire, qui les rassemble toutes en une seule. Un tour de force, un tour de magie, même si la situation contient en elle tous les drames de la terre, de la connerie humaine, de la faiblesse, de l’ignorance, de l’arrogance, de la domination et de l’exploitation supplantant largement les quelques rares joies et satisfactions. Une clameur assourdie par le silence de la guerre et leur disparition.   

LA PREMIERE NUIT

Cette nuit-là, nos nouveaux maris nous ont prises à la hâte. Ils nous ont prises dans le calme. Avec douceur et fermeté, sans dire un mot. Persuadés que nous étions vierges, comme l’avait promis la marieuse, ils nous ont traitées avec les plus grands égards. « Dis-moi si ça fait mal ». Ils nous ont prises par terre, sur le sol nu du Minute Motel. En ville, dans les chambres de second ordre du Kumamoto Inn. Dans les meilleurs hôtels de San Francisco où un homme jaune était autorisé à pénétrer à l’époque. Au Kinokuniya Hotel. Au Mikado. À l’hôtel Ogawa. Nous leur appartenions et ils supposaient que nous ferions tout ce qu’ils nous demanderaient. « S’il te plaît, tourne-toi vers le mur et mets-toi à quatre pattes. » Ils nous ont prises par le coude en disant tranquillement : « le moment est venu ». Ils nous ont prises avant que nous ne soyons prêtes et nous avons saignés pendant trois jours. Ils nous ont prises avec notre kimino de soie blanche relevé par-dessus la tête et nous avons cru mourir. « J’avais l’impression d’étouffer ». Ils nous ont prises avec gourmandise, voracité, comme s’ils attendaient ce moment-là depuis des siècles. Ils nous ont prises alors que nous souffrions toujours des nausées de la traversée, et que le sol tanguait encore sous nos pieds. Ils nous ont prises dans la violence, à coups de poing, chaque fois que nous tentions de résister. Ils nous ont prises alors que nous les mordions. Les frappions. Les insultions – « tu ne vaux pas le petit doigt de ta mère – en appelant au secours (nul n’est venu). Ils nous ont prises alors que nous nous agenouillions à leurs pieds, face contre terre, en les suppliant d’attendre. « Ne peut-on pas patienter jusqu’à demain ? » Ils nous ont prises par surprise, car certaines d’entre nous n’avaient pas été informées par leur mère de ce qui les attendait précisément. « J’avais treize ans et je n’avais jamais regardé un homme dans les yeux. »…

Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer, 10/18, traduit de l’anglais (USA) par Carine Chichereau.

 

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Commentaires
C
je souscris à ton avis positif sur 'Certaines n'avaient jamais vu la mer" ,de Julie Otsuka<br /> <br /> <br /> <br /> j'ai vraiment apprécié ce "nous" très rare dans la création littéraire (ou employé de façon unanimiste, ). L'auteur réussit à dessiner des parcours variés (certains même des maris sont plutôt mieux que d'autres, les femmes sont aussi différentes les unes des autres) dans la même phrase on a des faits ou des portraits en contradiction complète ce qui n'empêche ni la compréhension ni la musicalité, le nous ne désigne pas un groupe identique dans ses composants mais un groupe de personnes dénombrables et différentes; c'est finalement l'histoire qui les désigne comme groupe identitaire pour le pire (comme immigrées à marier, et ensuite comme ennemies à déporter) ce qui rappelle le mot Juif appliqué à des gens qui ne se posaient plus depuis longtemps la question de leur "identité"
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M
Peut on parler de lapsus écrit ... dans ta dernière phrase ... ? ;-)
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