Je remonte un instant dans la montagne (voir chronique précédente), cette fois en pensée, et reviens sur une discussion lamentable qui s’est tenue à table un soir dans la maison d'hôtes. Il y avait face à face un descendant de Pied Noir et ses supporteurs et une universitaire algérienne. J’ai pu constater, avec amertume, qu’il y a encore en France, en août 2014, un grand nombre de gens qui ne regardent pas plus loin que le bout de leur nez et colportent tous les clichés éculés sur l’Algérie française.
Ces gens-là s’imaginent que la France s’est un beau matin retrouvée propriétaire d’un grand territoire de l’Afrique du nord comme par miracle, un don du ciel. Ils ne savent pas ces braves gens, ou font semblant d’ignorer, qu’il a fallu pas moins de quarante années de guerres de conquête par l’armée française (1830-1870) pour venir à bout de l’émir Abdelkader (un lettré savant contre des généraux français incultes - aux dires de ces derniers) et prendre possession de ce territoire. Il faut croire que cela ne les gêne pas. Les bras m’en tombaient. Comme j’étais assis, je n’avais pas loin à les ramasser avant de prendre en plein cœur la carabistouille suivante.
En poursuivant sur la même veine, ces braves gens croient encore aujourd’hui, en 2014 mes enfants, que la France s’est comportée en bienfaitrice de l’humanité sur ce territoire conquis, en distribuant généreusement par exemple ces terres (qui ne lui appartenaient pas) à des colons français, espagnols, italiens, maltais, alsaciens.., dépossédant collectivement du même coup les indigènes. Il n’y a qu’à se pencher sur les patronymes des Pieds Noirs pour le comprendre. Ils n’ont pas encore compris ces braves gens que la République Française n’a jamais appliqué ses propres lois « républicaines » d’égalité et de liberté, encore moins de fraternité, ne fut-ce qu’un seul jour à ce territoire.
La France et ses colons ont considéré la majorité des habitants, les « musulmans », comme des sous-citoyens : ils ne leur ont pas accordé la citoyenneté française (sauf vers la fin de la colonisation, en ville, on pouvait lire sur la carte d’identité d’un petit nombre d’Arabes : Français musulman ! Pas mal pour une République laïque, non ?), leurs enfants étaient rarement scolarisés, ils étaient exploités par les colons en tant que main-d’œuvre à bon marché et subissaient un racisme généralisé.
Mais, s’est écrié notre Pied Noir excédé, et les massacres sur les Français alors en 1962 ?, oubliant les massacres lors de la conquête, les massacres contre les indigènes lors des « pacifications », les massacres du 8 mai 1945 par les services d’ordre renforcés des colons reconvertis en miliciens (des centaines d’Arabes qui demandaient l’égalité assassinés) et jusqu’à la guerre pour l’indépendance.
Une petite voix s’est alors élevée pour dire que les Français quand même avaient construit plein de routes, d’écoles, d’hôpitaux, de bâtiments publics etc. Alors notre universitaire algérienne, qui ne s’était jamais départi de son sourire Colgate depuis le début de cette « conversation » (je l’admirai pour ça), - un débat soit dit en passant qu’elle n’avait en aucun cas suscité elle-même, c’est en apprenant sa nationalité que le Pied Noir avait lancé ce qui s’avéra comme un assaut, alors donc, parée de ce grand sourire, elle répondit le plus tranquillement du monde à ces propagateurs de clichés : mais, réfléchissez un instant, braves gens, pour qui la France a-t-elle construit en Algérie si ce n’est pour les colons et pour elle-même ? Elle n’a pas pensé un seul instant que cela reviendrait à ces Arabes paresseux ignorants et crasseux ! Et pourquoi donc alors, presque tous les colons sont-ils partis (seuls 10% sont restés) ? Allons réfléchissez deux secondes ! Vous les imaginez, vous, se mettre sous le commandement d’Arabes, alors qu’ils les dominaient, les exploitaient jusqu’à la moelle et n’avaient que mépris envers eux ? Ah !ah !ah ! Comme c’est drôle !
Encore sous le coup de mon émotion, de retour sur les bords de la Méditerranée, dans un village où vivent beaucoup de Pieds Noirs, je suis tombé sur le roman de Yasmina Khadra, ce que le jour doit à la nuit. Ni une ni deux, je me suis jeté dessus. D’abord, j’adore Khadra, j’ai lu avec intérêt et grand plaisir ses premiers romans. J’ai aussi été bouleversé par l’imposture des mots, livre par lequel il a répondu aux éditions Julliard qui voulait l’évincer parce qu’il refusait de critiquer l’armée populaire algérienne dont il est issu, c’était pendant la guerre civile contre les « islamistes » avec leur fameux « qui tue qui » ? J’ai trouvé ce livre d’une dignité bouleversante.
(Mohamed Moulessehoul alias Yasmina Khadra - photo wiki)
Eh bien, mes enfants, nous y sommes au cœur de la fracture entre colons accourus de toutes l’Europe et affublés de la nationalité française, eux, dès leur arrivée, et indigènes indigents et musulmans. La fracture, c’est d’abord le gouffre économique. Les uns possèdent tout, les autres, rien. Pourtant, le roman apparaît comme l’histoire d’amour entre Younès-Jonas, le narrateur, et l’Algérie française. Cet amour est sans cesse contrarié par la brutalité des colons envers les indigènes, ses frères, qu’il voit à peine, lui qui vit au sein de la communauté chrétienne. C’est une passion qui tourne mal, comme on le sait, elle aurait pu réussir si les hommes et les femmes de bonne volonté avaient pris le dessus. Mais les riches colons sont arrogants et n’entendent céder en rien de leur absolue domination.
Ce roman est beau comme le paysage algérien. Mohammed Moulessehoul (le vrai nom de Yasmina Khadra) écrit magnifiquement dans la langue des conquérants, elle fait partie du butin comme le dit si bien Kateb Yacine. Si l’Algérie vous préoccupe ou si vous l’avez au cœur, lisez ce roman formidable.