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9 avril 2015

127 D'une effarante perversité

Ce sont les mots de Françoise Giroud reproduits sur la quatrième de couverture qui m’ont incité à lire ce roman : « d’une effarante perversité ».

poney

Je ne crois pas être pervers mais je constate que la perversité dans un roman m’attire vraiment. C’est donc que quelque part (comme on dit), une dose de perversité m’habite. C’est ce que je me dis. Je me servirais d’un roman « pervers » en miroir pour mieux déterminer quel est mon niveau (de perversité). En y réfléchissant, je ne vois pas comment je vais me débrouiller car, admettons que je sois pervers, et que cela me soit naturel, ça doit être plutôt difficile d’en mesurer le niveau moi-même. Me trompé-je ? C'est compliqué d’être le pervers qui cause de sa perversité. Cela doit être plutôt pervers. Et je ne parle pas du pervers narcissique. Celui-là n’est pas moi. Je vous l’assure. Je vous rassure. Ceci étant dit, arrivé à la page 15O du roman, je n’y vois toujours aucune perversité manifeste. Cela devrait m’inquiéter, non ? Cela voudrait-il dire que je suis assez pervers pour ne pas remarquer la perversité du roman ? Que je suis bien au-delà ? Plus pervers que moi, tu meurs ! Puis, soudain, à mon grand soulagement, tout se déchaîne dans le récit de Richard Papen, le narrateur, et, voyez-vous, j’en suis autant effaré que Françoise Giroud le fut. Sinon plus, mais c’est aussi difficile à mesurer. 

300px-William-Adolphe_Bouguereau_(1825-1905)_-_The_Youth_of_Bacchus_(1884)

(la jeunesse de Bacchus - peinture orgiaque - de William Gouguereau/ source Wiki)

L’affaire se passe autour d’une bande de copains, étudiants dans une petite université de l’Amérique du Nord profonde. Ces petits cons se prennent pour une élite, hormis le narrateur qui flotte dans une sorte d’attirance-répulsion pour le groupe. Ils étudient le grec (ancien) avec un professeur (qui se situe lui-même en dehors du système de son université), quand ils ne se saoulent pas, ou se droguent, ou s’adonnent à des activités hors du commun, qui vont causer leur perte sur le plan moral. Car le professeur pousse ses (quelques) étudiants à rechercher une sorte d’absolu à travers des bacchanales. Et cela donne des résultats assez terribles décrits d’une manière magistrale à travers l’interrelation de cette bande de jeunes étudiants…décalés. Le narrateur y est entraîné par sa naïveté curieuse. Mais voilà, arrivé au milieu du roman, tout semble terminé, les horreurs annoncées se sont toutes produites, « les choses terribles et sanglantes sont parfois les plus belles » dixit le professeur, et il me reste à lire 400 pages sur 800 ! Incroyable, non ?

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(une Bacchante, vue par le peintre Vigée le Brun / source wiki)

Je suis alors pris dans les mailles serrées du filet de la perversité. Elle suinte de chaque mot, de chaque phrase, de chaque situation, banales, si ce n’était le fond du problème. C’est hallucinant. Cela s'étire, tout tourne autour de la relation de ces jeunes entre eux, on en apprend à chaque page, impossible de lâcher. La lecture me met dans un état second, comme une drogue. Bizarre. Je suis imprégné, imbibé, je deviens Richard, le narrateur, englué dans ses relations avec les types décalés de la bande. Où cela va-t-il me mener ? Je n'en sais rien. J'ai beau y réfléchir, je ne vois pas l'issue. C’est assez angoissant.

Il m'a toujours été difficile de parler de Julian sans donner dans le romanesque. Sur beaucoup de plans, c'est lui que j'aimais le plus ; et c'est à son sujet que je suis tenté de broder, d'enjoliver, voire de réinventer. Cela vient, me semble-t-il, de ce que Julian lui-même était constamment en train de réinventer les évènements et les gens de son entourage, d'attribuer de la bonté, de la sagesse, du courage ou du charme à des actions qui n'avaient rien de tout cela. C'est une des raisons qui me le faisaient aimer : la lumière flatteuse sous laquelle il me voyait, la personne que j'étais en sa présence, qu'il me permettait d'incarner en face de lui. Maintenant, bien sûr, il me serait facile de tomber dans l'excès contraire. Je pourrais dire que le secret de son charme était de s'attacher à des jeunes gens qui voulaient se croire meilleurs que les autres ; qu'il avait le don étrange de transformer des sentiments d'infériorité en superbe et en arrogance. Je pourrais dire aussi qu'il ne le faisait pas par altruisme mais par égoïsme, afin de satisfaire sa propre pulsion égotiste. Je pourrais enfin développer longuement ce discours avec, j'imagine, suffisamment d'exactitude. Mais cela n'expliquerait toujours pas la magie fondamentale de sa personnalité, ni pourquoi - même à la lumière d'évènements subséquents - j'ai encore le désir poignant de le revoir tel que je l'ai vu la première fois : le vieil homme sorti de nulle part, devant moi sur une route déserte, avec l'offre ensorcelante de réaliser le moindre de mes rêves.   

Donna Tartt, Le maître des illusions, traduit de l'américain par Pierre Alien, Pocket

 

 

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