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24 mai 2017

191 "Je suis un homme seul"

Toi c’est toi et lui c’est lui. Toi aujourd’hui tu penses d’une certaine façon, mais dans ta jeunesse, tu étais un autre, tu étais lui. Chaque époque fait sa propre révolution culturelle. La sienne à lui, épousa d’abord la culture américaine (Elvis Presley, le rock, le blues, le jazz…et anglo-saxonne, les Beatles…les Rolling Stones, mais aussi Kennedy, James Dean, Marylin Monroe, West Side Story, Hemingway, Faulkner, et j’en passe, pas forcément meilleurs) tout en étant accro aux trois chanteurs emblématiques de la chanson francophone (Brel, Brassens, Ferré). Malgré tout cela et même la découverte de New-York à 20 ans lors d’un séjour d’un mois, en 1966, il a fallu qu’une idée folle ne voulut plus s’arracher de son crâne et orienta ainsi tout le début de sa vie. Toi, tu n’as pas la moindre idée d’où elle lui est sortie. Elle consistait en ceci : il était révolté par ce fossé qu’il trouvait injuste entre travail manuel et intellectuel. Cette fracture aussi bien culturelle que financière. C’est une des raisons qui l’a poussé tu crois a allé voir à vingt ans comment fonctionnait un kibboutz, alors qu’il n’était pas juif lui-même.

Kibboutz-refectoire

Plus tard, il a adhéré à l’idéologie maoïste et s’est établi à l’usine comme ouvrier malgré les quatre années d’études universitaires que tu avais suivies. Tu sais parfaitement que tout ce fatras n’intéresse plus personne aujourd’hui mais tu ne peux t’empêcher de t’en souvenir. Par cet acte irréfléchi, une envolée lyrique a duré dix ans et a fini en remake grotesque de « l’Aveu » dans lequel il joua malgré lui le rôle du traître idiot mais utile à son parti totalitariste, parce qu’il ne voulait pas comprendre qu’il faut absolument cacher ses vraies pensées et ses sentiments les plus profonds quand on est membre d’une organisation à tendance sectaire.

mao

Tu crois aujourd’hui que c’est comme s’il avait voulu résorber cette emblématique fracture (manuel-intellectuel) tel le messie, l’idole de sa jeunesse catholique. Il ne lui suffisait pas d’occuper son temps à la recherche du bonheur, ce que tu te souviens qu’il faisait pourtant plutôt bien, non, il fallait que sa jeunesse s’use à la recherche de celui du monde entier. Il s’est pris pour un héros. Il a découvert en même temps la GRCP, la grande révolution culturelle et prolétarienne chinoise. Avec le recul, tu en restes stupéfait, abasourdi de sa méconnaissance de ce qu’était réellement le fonctionnement des gardes rouges en Chine et de cette fameuse révolution culturelle, pire, tu es anéanti par sa paresse de l’époque à aller en gratter le fond. Cette construction apocalyptique de l’homme « nouveau ».

images (19)

Mais toi, ce lui d’avant, tu pouvais t’échapper du parti alors que le « lui » du roman qui vient ne pouvait échapper aux vrais gardes rouges chinois et à la politique de Mao. Il y avait bien sûr dans le petit livre rouge de Mao (compilation du « meilleur » de ses œuvres) des idées et des phrases qui pouvaient le convaincre sur la manière de combler ce fameux fossé entre travailleurs manuels et intellos. Les uns étaient dans la vraie vie tandis que les autres fantasmaient la réalité. Ceux-là, il fallait les rééduquer par le travail manuel. Un peu comme quand certains fustigent les élites aujourd’hui face au peuple travailleur et surtout face à l’armée des chômeurs. On ne peut pas leur donner tout à fait tort sur le fond mais on doit fortement les soupçonner de s’en servir à leur propre profit. Car les élites resteront les élites tant que leur vanité ou leur soif de profit ne sera pas satisfaite, ou leur soif de pouvoir, ils obéissent à des impulsions instinctives encore plus profondes comme un animal. Ils sont pourtant utiles. Pour toi et lui, ton lui et celui de l’auteur qui vient, la conclusion éclot d’elle-même, Il est un homme seul. Il l’a été et l’est toujours. Tu ne te sacrifies pas pour les autres et ne demande pas que les autres se sacrifient pour toi. Ton lui est toujours resté un homme libre et tu t’en es débrouillé pour survivre ainsi. À croire qu’un homme libre finit toujours seul.

gardes rouges

Ce que tu trouves hallucinant en lisant ce roman, c’est qu’à peu près à la même époque, ce lui de ta jeunesse a pratiqué volontairement la rééducation (de son origine bourgeoise) par le travail à l’usine alors que Gao Xingjian, ce lui du roman a été obligé pour sauver sa peau d’aller se rééduquer à la campagne au milieu des paysans.

Ce que tu trouves hallucinant en lisant ce roman, c’est que toi et lui on dirait que votre état d'esprit aujourd'hui ne fait qu’un alors que vous êtes tellement différent, lui l'artiste et écrivain réfugié politique et toi l'ancien mao. Mon dieu, quel livre.

La liberté est un regard, une intonation, regard et intonation peuvent se réaliser, donc tu n'es pas sans rien. Et cette liberté est aussi bien confirmée que l'existence de la matière, que l'affirmation de l'arbre, de l'herbe, de la goutte d'eau ; la liberté d'user de ta vie est tout aussi irréfutable et indubitable. Pourtant, la liberté est si éphémère, ton regard, ton intonation ne viennent que d'un instant, d'une attitude adoptée par toi-même : ce que tu veux saisir, c'est justement cette liberté fugitive. Tu as recours au langage précisément parce que tu veux en confirmer l'existence, même si ce que tu écris ne peut exister éternellement. (...) La liberté ne se donne pas, ne s'achète pas, elle est plutôt ta propre conscience de la vie, le délice de ta vie ; goûte à cette liberté, comme à la jouissance que t'apporte l'amour physique (...) n'est-ce pas la même chose ? La liberté ne supporte ni la sainteté ni le pouvoir dictatorial.

Gao Xingjian, Le livre d'un homme seul, Points, traduit du chinois par Noël et Liliane Dutrait

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