Il fallait bien passer de la vie princière si jolie (chronique précédente) à une vie de cauchemar à graver dans sa mémoire. Je ne l’ai pas fait exprès. C’est mon petit doigt qui s’est mis dessus dans ma librairie préférée. Il m’a dit c’est celui-là point barre. Je n’ai même pas réfléchi. Je lui ai obéis. Je le connais, c’est très rare qu'il se trompe. Cette fois encore, il ne s’est pas trompé. Je ne suis pas gay et je l’ai pris ou peut-être est-ce lui qui m’a pris. Je n’ai jamais lu de livre « gay » jusqu’à celui-ci, je veux dire un roman qui raconte une histoire d’amour entre deux hommes. Cela n'a rien de bizarre, pas de quoi en faire un fromage, l’amour, c’est toujours l’amour, peu importe la configuration. Mais il n’y a pas que ça, il y a même bien plus que cela, toute l’histoire de Klaus et de son homosexualité part de son triangle rose et de ses quatre ans pendant lesquels il fut interné à Buchenwald par les nazis pendant la guerre. Klaus est Allemand et vit à Leipzig. Et cela donne une dimension d’une violence barbare inouïe. On a tendance à l’oublier, en plus des Juifs, les nazis ont programmé aussi la disparition des Tsiganes et des Homos.
Ce matin-là il fut curieux de savoir comment un pédé pouvait avoir connu, lui, un immense amour, apparemment sans nuages. Comment avait-il fait pour réunir l’orgie et l’adoration ? C’était vraiment dégueulasse qu’un pédé puisse réussir ça, et si Dieu le permettait, c’était que Dieu était dégueulasse lui aussi. Il saisit à bras-le-corps Klaus, dans le désir de le pulvériser, mais l’autre se dégagea avec une fureur rare, ce qui amena les sanglots de Golo. Oui, il avait tout eu, dit Klaus, l’amour de Heinz, mais pas que cet amour, j’ai eu aussi les crocs de chien fous à mes mollets, des vers dans une soupe pourrie, la haine en nourriture quotidienne, même la tienne, et j’ai dans mes rêves des morts couchés contre moi, et chaque jour de ces quatre années a été pire que celui qui l’avait précédé, et j’ai baisé avec les kapos pour ne pas crever, et j’ai été la pute de service, et toi, va te faire foutre, disparais, j’ai eu ceci et j’ai cela, et c’est assez, on arrête là, et j’ai eu tes coups et tes insultes, ça m’a préparé à Buchenwald.
Daniel Arsand, Je suis en vie et tu ne m’entends pas, Babel (Actes Sud)