On ne rate sa vie qu’une fois. Encore faut-il s'entendre sur ce que rater sa vie signifie. Cela ne recouvre pas la même signification pour tout un chacun. Dans le roman qui vient, Soledad, l’héroïne, une Espagnole qui a fui le Franquisme, ou fui sa famille ou fui tout court, n’entend faire que ce qui lui convient. C'est-à-dire, elle ne veut faire que ce dont elle a envie sur le moment. Mais cela l’écarte du monde réel. Pas grave puisqu’elle honnit ce monde. Par culpabilisation de participer au monde capitaliste, parce qu’elle refuse l’abrutissement par le travail (perdre sa vie en la gagnant), tout en vivant constamment dans la crainte d’être marginalisée ou de ne pouvoir pourvoir à ses besoins élémentaires et à ceux de son fils. Soledad déteste vivre seule mais se retrouve la plupart du temps en grande solitude. Tout cela parce qu’elle n’a qu’une seule obsession, celle de changer ce monde qu’elle repousse. Mais toutes ses tentatives s’avèrent vaines comme une déclaration d’impuissance.

la femme révoltée

Au lieu de se confronter au pouvoir capitaliste, Soledad tombe sans cesse dans le piège de sectes qui se referment sur elle et son fils. Ce n’est pas une mince affaire. Quand on va où le vent nous mène, le nez en l’air, on s’apprête à vivre toutes sortes d’expériences dont certaines s’avèrent traumatisantes, pour soi-même et aussi pour sa progéniture si on en a. Soledad a un fils. C’est dire ce qu’elle va subir. Au bout du compte, vouloir changer le monde semble absurde et vivre de petits boulots en compagnie amie entourée de la nature devient beaucoup plus attirant et même apaisant. Et puis non, il y a toujours au fond d’elle-même ce besoin d’ivresse dans l’activisme révolutionnaire, même à soixante ans passés. Résiste, prouve que tu existes ! Pourtant, il y a eu cette belle rencontre avec Carlito, indien Tarahumaras (Mexique).

Dans mes discussions avec Carlito, j’avais été amenée à lui parler de notre monde que je trouvais si matérialiste et individualiste, et de mes envies de tout abandonner, de fuir ou au contraire de m’engager dans une révolution qui, pour l’instant, n’était que le fruit de mon imagination. Il m’avait écoutée, plein d’attention, et m’avait mise en garde, par des paroles sages dont je me souviendrai plus tard. Pour lui, l’important était de garder la mesure de toutes choses. Lorsque je critiquais la société de consommation et l’emprise de la technique sur nos vies, il me faisait valoir qu’il n’est pas bon de tout rejeter en bloc. Il me disait que, bien sûr, il préférait le pas lent de son âne, pour aller par les sentiers des garrigues, mais, tout de même, la voiture était bienvenue lorsqu’il fallait se rendre à la ville qui est si loin. Il était heureux que l’association de Pascal ait installé des piles solaires dans toutes leurs cabanes, ce qui évitait à tous de porter des litres de pétrole sur le dos, pendant des kilomètres, pour pouvoir s’éclairer. Il pensait que l’école était nécessaire aux enfants qui devaient apprendre leurs droits et les habitudes des Mestizos (non-indiens), pour pouvoir mieux se défendre.

Annie Cathelin, En attendant les matins clairs, L’Harmattan.

en attendant les matins clairs

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