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30 mai 2015

131 L'étrangère !

Aussi loin que m’en souvienne, j’ai toujours été attiré par les étrangers (alors les étrangères, n’en parlons même pas !). À l’internat entre garçons du collège catholique où agonisait mon adolescence, mon meilleur ami était Égyptien. Il m’avait invité chez lui au bord de la mer Rouge pour les grandes vacances en me racontant la chasse sous-marine au milieu des récifs de corail. J’étais émerveillé malgré la redoutable présence de requins. Je ne me souviens plus pourquoi je n’y suis jamais allé. Certainement pas à cause des requins. À l’université (aussi catholique que le collège), j’allais spontanément à la rencontre des étudiants étrangers. Mon ami le plus cher était Bolivien. J’adorais revisiter mon pays à travers son regard. Cela m’obligeait à prendre du recul par rapport aux choses et aux idées qui me paraissaient évidentes ou qu’on me présentait comme telles. En somme, il secouait mes idées reçues à travers son tamis. À mon tour, j’exerçais mon esprit critique sur ses idées. Nous nous étripions sur la présence soupçonnée de Guevara dans son pays. Je défendais le Che, il l’étripait. L’époque était encore à la domination sans partage de l’Occident. Et dans cet Occident, la part belle revenait aux États-Unis. Personne ne doutait de sa supériorité matérielle et spirituelle. Mais j’avais déjà pris l’habitude de douter de tout. Cela avait commencé par mon incrédulité devant l’Église catholique et son étrange façon hiérarchisée et anti-féminine de concevoir le message du Christ dont elle faisait commerce. Je détestais tout autant quand un de mes oncles ou sa femme me racontait comment ils vivaient au Congo (belge). Je percevais une relation basée sur l’exploitation des indigènes qui me déplaisait. Cette remise en question de la vision du monde que m’avait transmise l’école et la société s’est poursuivie à travers mes voyages au Moyen Orient, au sein des pays « communistes » de l’Est et à New-York. Passer un mois à New-York à vingt ans, en plein hiver rigoureux, change radicalement la façon de concevoir la vie.

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Je me suis parfois interrogé sur la raison de mon attirance pour les étrangers. Aucun de mes parents n’était d’origine étrangère pourtant, et quand j’étais enfant, aucun de nos voisins ne l’étaient. Je n’ai pu découvrir d’où provenait cette inclination. Peut-être les voyages que j’ai fait très jeune (à partir de 10 ans ou moins) avec mes parents en Europe du sud et en Afrique du nord ont-ils contribués à la naissance de cette curiosité ? Finalement cela ne me semblait guère important et j’ai abandonné mes recherches ! Il suffisait que me revienne en mémoire le poème d’Aragon chanté par Léo ferré…

…elle avait la marche légère

 et de longues jambes de faon,

 j’aimais déjà les étrangères

 quand j’étais petit enfant

Ces quatre vers trottent dans ma tête baignés par la mélodie et la voix de Ferré depuis toujours et à tous moments.

Dans ce que je viens d’écrire, vous avez pu remarquer que l’Afrique noire est absente. Elle n’entrait pas dans la sphère de ma curiosité. J’étais emballé à l’idée de voyager, de travailler à l’étranger, en particulier en Amérique Latine, sans penser un seul instant à l’Afrique subsaharienne. Je fais ce constat sans en tirer une quelconque conclusion. Chacun de nous a ses faiblesses. Alors, je me suis étonné moi-même quand, entrant dans ma librairie favorite, je n’ai pas hésité une seule seconde, au sens propre, en m’emparant du premier livre que j’ai touché des yeux d’abord, des mains ensuite, sans même me demander s’il n’y aurait pas un autre plus intéressant. Un roman sur l’Afrique (mais aussi l’Amérique et l’Europe) écrit par une Africaine. Une première pour moi.

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(Chimamanda Ngozi Adichie)

Franchement, j’ai eu la main heureuse. S’agirait-il d’un ensorcellement ? Non ! Ce roman est tout ce qu’il y a de plus rationnel, ce qui ne l’empêche pas d’être époustouflant. Il survole en rase-mottes les trois continents, africain, états-uniens et européen, avec une virtuosité et une profondeur enthousiasmantes. Le thème du roman est le racisme, et sur ce sujet consternant, chacun en prend pour son grade : les immigrés, les expatriés, les étrangers, les nationaux, les Blancs, les Noirs américains et non américains, avec une sévérité sérieuse qui n’empêche jamais le sourire. La palme d’or étant décernée au racisme dévoyé des « antiracistes ». Et comme je m’octroie facilement le titre d’antiraciste en chef, je l’avoue humblement, j’en ai pris pour mon grade. Même avec un thème aussi grave et difficile à traiter que le racisme, ce roman est succulent de l’entrée jusqu’au dessert. Les deux principaux protagonistes sont épatants, romancièrement parlant. Ifemelu, la fille, est d’une perspicacité explosive et ne tient pas sa langue dans sa poche car elle ne laisse rien passer « cher Noir non américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Quelle importance si tu n’es pas « noir » chez toi ? Obinze, le garçon, clandestin à Londres, en voyant tous ces gens défiler rapidement sous ses yeux à la station de métro pense « vous avez du travail, vous avez des papiers, vous êtes visibles, et vous ne savez même pas la chance que vous avez. »

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La mise en scène de l’antiracisme comme genre particulièrement subtil de racisme me semble extrêmement convaincante.  (N’allez surtout pas imaginer que les extraits que je vous propose représentent la totalité de la substantifique moelle du roman. Je vous rassure, ce livre de 522 pages en est farci. C’est sa texture, sa vitalité, sa substance, sa force, page après page) L’éditeur : « Je comprends l’importance de la race mais nous devons nous assurer que le livre transcende la race, afin qu’il ne s’agisse pas seulement de race. La romancière noire africaine : « Et je pense : mais pourquoi faut-il que je transcende la race ? Vous voyez, comme si la race était un breuvage qu’il vaut mieux servir tiède, adouci par d’autres liquides, sinon les Blancs sont incapables de l’avaler…tu dois te débrouiller pour être tellement subtil que le lecteur qui ne lit pas entre les lignes ne se rend même pas compte qu’il s’agit de race. »

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(femmes Igbo - comme Ifemelu)

Finalement, au fur et à mesure que je dévore les pages, je sens monter en moi un sentiment que je connais bien : je me sens un étranger tout autant que Ifemelu et Obinze, je suis comme eux et ils sont comme moi, nous éprouvons les mêmes sentiments et les mêmes sensations. À condition d’aller sincèrement tout au fond de nous-mêmes car le reste n’est que postures, snobisme ou déni, c'est-à-dire impostures.

Et enfin, quelle belle histoire d'amour entre Ifemelu et Obinze.

 

Un Blanc au crâne dégarni déclara : "Obama mettra fin au racisme dans ce pays", et une élégante poétesse haïtienne aux hanches imposantes acquiesça, hochant la tête, sa coiffure afro plus volumineuse que celle d'Ifemelu, ajoutant qu'elle vivait avec un Blanc depuis trois ans en Californie et que la race n'avait jamais été un problème pour eux.

"C'est de la blague" dit Ifemelu. Comment ? dit la femme, comme si elle n'avait pas bien entendu. C'est de la blague, répéta Ifemelu. Les yeux de la femme lui sortirent de la tête. "Vous êtes en train de m'expliquer ce que moi j'ai vécu ?"

Bien qu'Ifemelu ait compris à cette époque que les gens comme cette femme disaient ce genre de choses pour mettre tout le monde à l'aise, et pour montrer Quel Chemin Nous Avons Parcouru ; et bien qu'elle fût à présent parfaitement intégrée au cercle des amis de Blaine, dont l'un était le nouveau compagnon de cette femme, et qu'il eût été préférable de laisser tomber la discussion, rien n'y fit. Ce fut plus fort qu'elle. Les mots, une fois de plus la dépassèrent ; ils forçaient le passage, se bousculaient. "Si vous dites que la race n'a jamais été un problème, c'est uniquement parce que vous souhaitez qu'il n'y ait pas de problème. Moi-même je ne me sentais pas noire, je ne suis devenue noire qu'en arrivant en Amérique. Quand vous êtes noire en Amérique et que vous tombez amoureuse d'un Blanc, la race ne compte pas tant que vous êtes seuls car il s'agit seulement de vous et de celui que vous aimez. mais dès l'instant où vous mettez le pied dehors, la race compte. Seulement nous n'en parlons pas. Nous ne mentionnons même pas devant nos partenaires blancs les petites choses qui nous choquent et ce que nous voudrions qu'ils comprennent mieux, parce que nous craignons qu'ils jugent notre réaction exagérée ou nous trouvent trop sensibles. Et nous ne voulons plus les entendre dire : Regarde le chemin que nous avons parcouru, il y a seulement quarante ans nous n'aurions pu former un couple légal, bla-bla-bla, parce que savez-vous ce que nous pensons quand ils disent çà ? Nous pensons mais putain pourquoi cela aurait-il dû être illégal de toute façon ? Mais nous nous taisons. Nous laissons tout ça s'accumuler dans nos têtes et, quand nous assistons à de sympathiques dîners progressistes comme celui-ci, nous disons que la race n'est pas un problème parce que c'est ce que nous sommes sensés dire, pour que nos sympathiques amis progressistes ne soient pas perturbés. C'est la vérité, je parle d'expérience."(...) La poétesse secoua la tête et dit à la maîtresse de maison : "J'aimerais emporter chez moi un peu de ce merveilleux guacamole s'il vous en reste", et elle regarda l'assistance comme s'il lui paraissait impensable qu'ils puissent véritablement écouter Ifemelu. Mais ils l'écoutaient en silence, les yeux rivés sur elle comme si elle était sur le point de dévoiler un secret salace qui les exciterait et les compromettrait.

Chimamanda Ngozi Adichie, Americanah, Gallimard, traduit de l'anglais (Nigeria) par Anne Damour

 

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