65 Les absents présents
Je ne dirai rien des absents qui ont toujours tort. Je ne pense ici qu’aux absents qui m’entourent tous les jours. Ceux-là n’ont pas forcément tort, ou alors torts partagés. Ils sont là en tout cas je peux les toucher du doigt ils sont en moi. Ces absents que mon esprit voit sans cesse et caresse comme le vent d’un toucher immatériel voyez-vous là je suis toujours occupé à leur parler. Ils s’assoient face à moi puis m’accompagnent quand je marche à travers la campagne ils me suivent quand je traverse les bois ils s’assoient à mes côtés si je roule seul en voiture alors nous devisons tranquillement ou parfois véhémentement. Mon esprit s’adresse à mon corps à travers eux, calmement ou violement. Par eux mon corps ressent tout ce que son esprit rumine. Pourtant, personne ne me prend pour un fou, en tout cas, personne ne me l’a jamais dit et personne ne m’a rapporté que quelqu’un l’aurait dit. Ils n’ont peut-être pas osé. En réalité, ils ont tous leurs absents avec eux aussi.
Je ne parle pas des absents que je revois chaque matin un peu plus en me mirant dans le miroir de ma salle de bains, ou quand mon esprit surprend son corps en pleine imitation de certaines de leur manies. Ceux-là, mes parents, sont moi ou je suis eux non je ne parle pas d’eux il n’y a rien à en dire ils sont ce que je serai un éternel absent toujours présent quelque part dans un esprit. Je ne parle que de personnes qui sont loin mais que je veux proches. Ces lointains proches m’accompagnent dans ma vie de tous les jours. Je m’en rapproche pour vivre ou survivre. D’un manque ou d’un vide je construis des dialogues ininterrompus bien que discontinus je pense à ces filles qui ont disparus de ma vie mais que je raccroche par l’esprit elles rient elles sourient elles chantent je déchante je leur explique la vie et leur raconte pourquoi elles se trompent j’attends suspens je pense à ce frère qui habite si loin et que je ressuscite face à moi pour deviser de je ne sais quoi je pense à cet ami le meilleur encore plus loin et qui le sait bien je revois sans cesse comme voisin pour mieux vieillir ensemble. Avec tous eux mon esprit flotte dans un passéfutur qu’il compose par son corps réduit au présent de chaque instant et dans cet univers authentique personne ne meurt chacun revient en esprit et accompagne celui qui va mourir et se convoquera à son tour comme absent présent de ceux qui seront momentanément restés dans la beauté des choses ainsi va le cours de la vie en tant que toutes les vies.
Ôe Kenzaburô (prix Nobel de littérature en 1994, né en 1935) convoque ainsi les esprits de ses meilleurs amis de jeunesse par l’intermédiaire de son double l’écrivain Kogito ( !) et les relance dans son futur aidé par un étrange ami d’enfance qui s’est invité, lui, d’office, Shigure. S’ensuit un incroyable suspens immobile, un jeu vital, dans un lieu confiné, jeu de revenants imaginaires au milieu d’inquiétants venants bien réels. L’écrivain, seul, face au monde apocalyptique, un monde qui court à sa perte depuis la nuit des temps mais de plus en plus rapidement, car l’homme est par essence inquiétant. Il voit la catastrophe s’annoncer et donne l’impression de ne pas y croire, même en situation de contrainte physique.
-Alors, croyez-vous que les armes nucléaires seront abolies au cours de ces dix ans ?
-Non.
-Et pensez-vous que, au cours de cette période, le mouvement pour l’abolition de cet armement s’imposera sur la scène de la politique internationale ?
-J’ai espéré pendant les années qui ont suivi la fin de la guerre froide qu’un tel mouvement prenne place. Mais aujourd’hui, j’ai également abandonné cette idée. Aucune des grandes puissances actuelles, y compris la Russie ayant succédé à l’URSS, ne songe à abolir les armes nucléaires.
-C’est l’impression que j’ai eue en lisant Eliot avec vous, mais vous n’êtes pas chrétien n’est-ce pas ?
-Non, je ne suis pas croyant.
-Dans ce cas, cela signifie aussi que vous n’espérez rien après votre disparition ?
-Il y a des gens qui, sans pour autant être chrétiens, font reposer leurs espoirs sur le développement de la société après leur propre mort ! Mais en ce qui me concerne, j’ai même cessé de me demander ce qui était le plus probable après ma mort, la disparition de la terre ou la fin du nucléaire…
Shige’san, son étrange ami de jeunesse, avec sa troupe, semble vouloir détruire le monde tel qu’il est devenu (c’est un architecte renommé, spécialiste de la « démolition ») à la suite de l’attentat du 11 septembre 2011. Il voudrait entraîner Kogitô dans sa folie et celui-ci semble consentant. Semble seulement ?
NOUS DEVONS COMMENCER, LENTEMENT, TRES LENTEMENT, À BOUGER
Les vieillards doivent être des explorateurs
Ici-et-là n’importe pas
Il nous faut toujours nous mouvoir
Au sein d’une autre intensité
« East Coker » (Eliot)
APPRENDRE L’ART DE DETRUIRE
Ôe Kenzaburô, Adieu mon livre !, traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin, éditions Philippe Picquier