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30 janvier 2014

75 Le blues de la chipie

 

 Dans l’État du Mississipi, les serpents pullulent. Il paraît. Je n’y suis jamais allé. Il y en a de toutes sortes, il paraît, des venimeux et des non venimeux, des serpents d’eau et de terre, des serpents agressifs qui se dressent face aux hommes, et des peureux qui fuient au moindre bruit, il y en a de gros et des fins, des courts et des longs et enfin, il y en a de toutes les couleurs. Dès leur plus jeune âge, les enfants de l’État du Mississipi apprennent à se méfier de leurs endroits de prédilection. Il paraît. Je n’ai jamais pu le constater par moi-même. Comme tous les enfants en général, et les fillettes en particulier, Harriet craint les serpents, mais à la différence des autres enfants, Harriet s’est persuadée d’en attraper un par la queue, et pas n’importe lequel, un serpent venimeux. Harriet est une sacrée chipie. Harriet a un petit copain, Hely, qui n’est jamais d’accord avec elle, mais qui fait tout ce qu’elle dit de faire, et trouve son bonheur ultime dans ce comportement. Harriet a toujours besoin que quelqu’un se soucie d’elle, même quand elle s’amuse. On la comprend. Sa mère est dans les vapes on dirait pour toujours, sa sœur dans un ailleurs et son père parti au loin. Harriet n’a qu’une idée en tête. Elle est hantée par une question : qui a tué son frère quand elle n’était encore qu’un bébé ? On l’a retrouvé pendu à une branche de l’arbre qui se trouve dans leur cour, juste derrière la maison. Elle ne peut croire à un suicide. Elle s’est mise en tête de découvrir l’assassin et de lui régler son compte.

 

la course enfants

 

Autour de cette famille décomposée, sortie des rails, survit une société qui ne va guère mieux, depuis les serviteurs noirs de cette bourgeoisie blanche jusqu’aux rednecks blancs, les petits blancs, engoncés dans leurs vies étriquées et sournoises. Dans cette petite ville provinciale, chaque protagoniste s’englue dans sa vie qu’il aurait rêvée tout autre (pour ceux et celles qui savent rêver), alors que les circonstances l’ont élaguée à coups de serpe. Le déterminisme règne en maître. Le climat d’été, surchauffé, agit en plus comme une chape de plomb. C’est ainsi et pas autrement, d’autant que personne ne semble avoir la volonté, le courage, l’éducation ou la capacité intellectuelle d’aller vers cet autrement justement. Seul le père de Harriet s’est barré loin et vit avec une maîtresse. Il s’est ainsi construit un autrement qui apparaît immoral aux yeux de ses voisins, une fuite devant ses responsabilités, et comme par hasard, ils s’exhibent ensemble de manière souvent alcoolisées, paraît-il. Je ne l'ai jamais de mes propres yeux vu. Harriet n’attend surtout pas que son père revienne, elle déteste son autoritarisme brutal mêlé de machisme insensible.

Et la religion(chrétiens baptistes), de la simple pratique de rites ou une observation d’un code moral jusqu’à la transe et l’illumination, s’immisce dans tous les strates de cette société et régit ce petit monde. Elle est un cadre rigide, monotone et convenu de toutes ces vies aussi étouffantes que le climat d’été. Quelques individus néanmoins parviennent à définir et à construire la vie qu’ils désirent et ce ne sont pas toujours ceux qu’on attend.

 

enfants en skate

 

Le jour où Harriet, avec l’aide de Hély, attrape un serpent « par la queue », marque le début de sa plongée dans le blues. Elle ne le sait pas mais elle sent venir le vent mauvais du malheur. S’ensuit un enchaînement époustouflant d’évènements qui vont s’imbriquer avec une lenteur sudiste et une lourdeur implacable et vont bouleverser le quotidien de cette cité provinciale oubliée. Elles vont surtout menacer la vie même d’Harriet. Harriet est une chipie courageuse qui n'a pas froid aux yeux, tant elle est obsédée par la certitude de connaître l’assassin de son frère Robin, son insurpassable blessure d’enfance qui détermine tous ses actes, à commencer par le désir de le venger.

Ce roman, d’une formidable richesse et profondeur, m’a passionné de bout en bout grâce à sa construction super intelligente et son suspense qui va croissant. Mais ne vous y trompez pas, ce n’est pas à proprement parler un roman policier.

Hély se pencha pour le toucher. « Hé ! glapit-il, retirant vivement sa main. Berk. » Harriet ne tressaillit pas. Avec précaution, elle effleura la tâche rose sur le flanc du chat où les poils n’avaient jamais repoussé correctement, l’endroit où les asticots avaient dévoré quand il était tout petit. De son vivant, Weenie n’avait jamais laissé personne le caresser là ; il soufflait et lançait un coup de griffe à tous ceux qui essayaient, même Allison. Mais à présent, il ne bougeait plus, les babines retroussées sur ses crocs pointus, les mâchoires serrées. La peau était plissée, rêche comme du daim repoussé, et froide, si froide. C’était donc le secret que le capitaine Scott, Lazarre et Robin connaissaient tous, et que même le chat avait découvert à sa dernière heure : c’était cela, le passage vers le vitrail. Quand la tente de Scott avait été découverte huit mois plus tard, Bowers et Wilson étaient étendus, la tête enfermée dans leur sac de couchage, et Scott était allongé dans un duvet ouvert, le bras posé sur Wilson. Cela se passait dans l’Antarctique, et non par une matinée de mai fraîche et verdoyante, mais la forme sous sa main était aussi dure que la glace. Elle glissa un doigt replié sur la patte avant de Weenie, chaussée de blanc. « C’est dommage », avait écrit Scott de sa main qui se raidissait, tandis que la blancheur des immensités neigeuses se refermait doucement sur lui, et que les légères lettres au crayon pâlissaient encore sur le papier, « mais je pense que je ne peux plus écrire ». (…) Le vertige de cet instant ne la quitterait jamais entièrement…

Donna Tartt, Le petit copain, Pockett, traduit de l’américain par Anne Rabinovitch

 

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