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8 septembre 2014

102 L'Algérie, encore (la réelle)

 

Je tournais en rond comme un tigre en cage dans ma librairie préférée, qui est tout en longueur d’ailleurs, partant d’une rue jusqu’à une autre, parallèle. Il m’arrivait, figurez-vous, ce qui ne s’était encore jamais produit, il fallait bien que ça me tombe dessus un jour, je veux dire, pas un seul foutu bouquin ne me faisait un appel du pied, je ne bénéficiais d’aucun clin d’œil aguicheur, pas le moindre accrochage visuel complice ne venait se mettre sous la dent de mon œil, j’allais devoir faire disette, malgré la profusion de livres en tous genres qui dégoulinaient des nombreux présentoirs,

 

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rien à faire, même en lançant des regards éplorés de tous côtés, tout n’était que repoussoir, à commencer par ceux de la récurrente Rentrée Littéraire (ah bon !, ils étaient sortis ?), chiante comme un marketing, avec comme point d’orgue parmi d’autres, Emmanuel Carrère empilé comme un building, formidable écrivain (si je puis me permettre) dont j’avais autrefois parcouru fiévreusement plusieurs romans (voir chronique n°47), avec aujourd’hui, paraît-il, sa religion perdue retrouvée, reperdue peut-être je ne sais plus, il va beaucoup vendre, c’est certain c’est parfait, mais moi j’en ai plus que marre de la religion, voyez-vous, j’en ai ma claque de toutes les religions quelles qu’elles soient, je suis tombé dedans tout petit je vous le dis et redis, et depuis, mes ami-e-s, n’importe quelle certitude émanant d’un religieux me hérisse le poil, surtout s’il l’accompagne d’un sourire genre, je sais tout mais pas vous, mais que voulez-vous, la religion, n’importe laquelle, c’est dans l’air du temps, il faudrait créer l’ORU (Organisation des Religions Unies – il a raison Pérez Shimon) pour réglementer le bordel qu’elles mettent, je devrais plutôt écrire qu’elles foutent, ou encore Nothomb avec son galurin stupide en guise de communication, je me répète (voir chronique n°8) comme elle se répète, tant qu’elle plaît et elle plaît, champagne !, j’étais sur le point de renoncer, fait rare dans ma biographie, sortir d’une librairie bien achalandée sans un bouquin en main ne fait pas partie de ma déontologie, impossible, je vous jure que c’était prêt de m’arriver, mais en tournant les talons, penaud, pour me tirer en pleine déconfiture, mon œil s’est accroché à Meursault, le mot pas le nom, allez savoir pourquoi !

 

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Meursault ? Mais c’est évident ! Meursault, mais bien sûr, c’est mon héros mythique, celui du roman que j’ai lu au moins vingt fois, si ce n’est davantage, à chaque époque de ma vie, il y a eu tellement de tournants, de crises, de voltes-faces, de pertes de repères, de découragements, de tentatives de suicides virtuelles, de volontarisme irréaliste (le contraire du volontarisme réaliste), Meursault, ce type auquel je me suis identifié au point qu’il a façonné ma jeunesse, si ce n’est ma vie entière, avec son air de traverser la vie sans en avoir l’air, comme un étranger, à la société et à lui-même, surtout à lui-même…ça m’allait comme un gant, l’étranger, ça me colle toujours à la peau. Comme l’Arabe sans nom justement, que Meursault dans un accès de je ne sais quoi, bute sur une plage près d’Alger, d’un coup de Colt, ou plusieurs, j’ai oublié car c’était bien Meursault qui m’importait, l’Arabe n’étant que l’accessoire romanesque, la chair à canon juste au bon endroit pour que commence le roman, et voilà que l’auteur de ce livre avec Meursault traversant en toutes lettres la couverture, écrit : le meurtre qu’il a commis (Meursault) semble celui d’un amant déçu par une terre qu’il ne peut posséder.

 

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Ah !, mais dites-donc !, c’est drôlement envoyé ça ! Il ne peut posséder cette terre, il en tue symboliquement le représentant, l’indigène ! Ça c’est fort (de café devrais-je peut-être ajouter ?)! Mais c’est quoi cette histoire de Meursault, me suis-je alors demandé en m’approchant subrepticement ? Et bien, je lus, c’est une contre-enquête sur cet assassinat, menée, vous me croirez, ou pas, par le frère de l’assassiné. Rien que ça, monsieur, même que l’assassiné, il lui donne un nom, madame, dont il a été jusqu’ici privé par l’auteur, il s’appelle Moussa. Ce n’est pas n’importe quoi. C’est très sérieux, si si, je vous assure.

 

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C’est la revanche de Vendredi sur Robinson et de Moussa sur Meursault. C’est ça le livre en quelque sorte, et c’est beaucoup plus que ça, ce n’est pas seulement une revanche, c’est aussi un manque, une occasion ratée, une rencontre qui ne s’est jamais produite entre l’indigène et le colon, ce qui a donné ce qu’on sait, rien de bon. Les indigènes, les sans-noms, les sans-identités, les invisibles se moquaient pourtant bien des colons, on le savaient tous, et ce dès la première enfance, on n’avait même pas besoin d’en parler, on savait qu’ils finiraient par partir. Quand il nous arrivait de passer par un quartier européen, nous nous amusions même à désigner les maisons en nous les partageant comme un butin de guerre : « celle-là est à moi, je l’ai touchée le premier » ! À cinq ans déjà !  

Alors, on se dit qu’un meurtre, même symbolique, d’un côté, ne peut qu’engendrer un autre, aussi symbolique, de l’autre, pour être quitte et rester pour toujours des étrangers les uns envers les autres, comme le sont restés les colons et les indigènes, le crime compromet pour toujours l’amour et la possibilité d’aimer.

 

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Ce livre est tellement formidable, je pourrais citer mille extraits, j’ai bien dû en choisir un, sans être convaincu que c’était celui-là et pas un autre, mais comme on parle beaucoup de religions ces temps-ci…je me suis laissé emporté par l'air du temps ! 

La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. Je déteste les vendredis depuis l’Indépendance, je crois. Est-ce que je suis croyant ? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition – cohortes d’anges, de dieux, de diables ou de livres-, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures d’électricité et à être mangé par des vers à la fin. Donc, ouste ! Du coup, je déteste les religions et la soumission.

Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud

Kamel Daoud est journaliste au Quotidien d’Oran. Tout ce qui est écrit en italique est tiré du roman.

 

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