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lire sa vie
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17 mai 2016

165 Dans la peau de

Quand je me passionne pour un roman, je me retrouve bien vite dans la peau du héros. Je parle bien sûr en général mais il y a sûrement des exceptions, même si je ne m’en souviens pas ici et maintenant. En général donc, au bout d’un moment de lecture, je suis tellement dans la peau du héros que je vis le roman comme lui, en même temps que lui, le roman devient moi en lui. Qu’il soit glorieux ou penaud, peu importe, j’en suis le héros. Ça paraît idiot mais ça me fait réfléchir sur la vie, sur ma vie et plus si affinités. Je vis ainsi des centaines de vies, d’aujourd’hui, d’hier, de demain et surtout d’ailleurs. Des vies de haute voltige et des vies de bas-fond, des vies trépidantes et des vies de bâtons de chaise, des vies de curés et des vies de prostituées. Je vibre, je meurs, je vis l’émoi de la chair, je ressens les affres du manque, je subis l’injustice, je triomphe de l’injustice, c’est tout cela pour moi, lire.

 

Santorin1

 

 (Santorin - île grecque)

Dans le roman que je lis présentement, je suis dans la peau d’une jeune femme de vingt trois ans. Bon, pour l’instant, après voir lu un tiers du roman, j’essaie, je n’ai pas encore réussi à m’y mettre complètement mais je sens que ça devrait venir. Ce n’est pas parce qu’elle est noire que j’ai du mal à me mettre à sa place, c’est parce que l’expérience qu’elle vit est complètement étrangère à ma vie, même si j’ai beaucoup de compassion pour les migrants. Compassion veut dire se mettre à la place virtuellement un court instant plutôt que dans la peau de. Être dans la peau de quelqu’un, c’est ressentir ses affres et ses émois jusqu’au plus profond de soi. Peut-être vaudrait-il mieux que je regarde cette aventure de l’extérieur, pour tâcher de comprendre, plutôt que de me forcer à me prendre pour elle. Je ne ressens pas encore la faim quand elle meurt de faim ni la soif quand elle meurt de soif. Je n’ai pas encore peur des types louches qui la matent. Pas aussi peur qu’elle encore en tout cas. Mais je sens que ça vient, oui oui oui, je le sens. Des types louches ne m’ont encore jamais regardé comme ils la regardent et personnellement, je n’ai jamais regardé une femme de cette façon. Je ne pensais même pas que ça pouvait se faire. Je suppose donc que je ne suis pas un type louche et ça me rassure de me prendre pour un type bien, le contraire d’un type louche.

Mais ça vient, je vous assure, regardez, je m’appelle Jacqueline, Jaja pour sa mère, je suis une jeune femme noire qui a fuit la guerre civile du Libéria. Je suis sur l’île de Santorin (Grèce), je suis seule et sans ressources mais je transporte ma mère et ma sœur en moi, ça m’oblige à dialoguer sans cesse avec elles, mon père aussi parfois, mais je ne suis pas folle, je sais que je suis seule sur terre et que je dois prendre mes décisions seules.

 

santorin2

 

(Santorin - île grecque)

Comme dit mon père, qui s’adresse parfois à moi dans ma tête, regarde les faits : tu es seule, tu n’as que les vêtements que tu portes, tu n’as que ce que tu transportes dans ton sac, vingt euros, bientôt il fera nuit, bientôt il fera froid, tu as soif, bientôt la faim reviendra.

Chacun de nous trimballe ses parents en lui. Certains leur font la conversation, d’autres les engueulent, d’autres encore rêvent de s’en débarrasser. Moi, Jacqueline, c’est tout ça en même temps, et bien pire en vérité, ma réalité que je n'arrive à avouer que dans les dernières pages.

Moi, le chroniqueur, je ne connaissais pas cet auteur. C’est le petit doigt qui nous a présenté il y a quelques jours dans ma librairie préférée. J’avais dit OK, les migrants c’est en plein dans l’actualité, comme je suis pétri de culpabilité, autant lire un roman pour la nourrir ou l’apaiser, ça ne mange pas de pain.

Je suis tombé sur un huis clos familial étouffant et dramatique qui se passe dans le cerveau de Jacqueline dans le plus beau des paysages au milieu des touristes fantomatiques et des rares Grecs tous sympathiques. Ses images à elle de la guerre civile au Libéria hante sa mémoire, son père et sa mère à genoux dans la cuisine, les mains liées derrière le dos, c’est tout ce qu’elle en connaît. Au milieu de sa lutte pour sa survie entourée de touristes à Santorin, les faits demeurent (comme lui dit son père) tu as ce que tu as, tu es là où tu es, tu as perdu ce que tu as perdu, tu as construit ce que tu as construit.

J’ai commencé à écrire cette chronique au milieu de ma lecture et je termine le roman complètement projeté en Jacqueline, ma Libérienne, hypnotisé par ses monologues « familiaux », grâce à Alexander Maksik, l’auteur américain, dans le paysage enchanteur de Santorin et je reste sans voix. C’est dur, c’est fort, Jaja s’est libérée de son poids mortel dans les dernières lignes et me l’a transmis. A mon tour je vous le passe.

 

Maksik_A

 

(Alexander Maksik)

Parfois elle désirait que la lame d’un couteau lui transperce le cerveau. Parfois ce tourbillon de bruits, ces images furtives, la voix de sa mère, la voix de son père, la vue des pieds de Saifa, la sensation de les tenir entre ses mains, la superposition du présent et de ses souvenirs, de ce qui était réel et de ce qui ne l’était pas, parfois la pression qu’engendrait tout cela, le bruit, le volume, le poids, tout cela devenait trop pour pouvoir dormir, trop pour pouvoir manger, respirer, peut-être trop pour pouvoir vivre. Pourtant elle se battait. Même si elle sentait la défaite, elle se battait.

Alexander Maksik, La mesure de la dérive, traduit de l’anglais (USA) par Sarah Tardy, 10/18 (Belfond)

la mesure de la dérive

   

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Commentaires
U
Très belle chronique... American Darling, de Russell Banks m'a faut découvrir le Liberia à travers un personnage féminin magnifique. Je vous le recommande.
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