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4 janvier 2018

215 Fractures

 

Il est comme ça. Rien ne le prédestinait à nicher dans les fractures de la société, sauf peut-être la fracture de sa famille de naissance. Mais est-ce une raison suffisante ? Les unes après les autres. Y-a-pas-za-dire, elles l’attirent. Toutes. Il leur donne le bâton pour se faire battre. On dirait que tel est son destin. Mais voilà, il y a le destin et ce qu’on en fait. Il a cru choisir la voie de la justice sociale. Il a souffert pour cela de mille manières toutes inattendues. Et cela n’a servi à rien. Aux autres c’est sûr, mais à lui ? Lui, au bout d’un moment, il a fallu qu’il comprenne. Qu’il se comprenne. Question de continuer sa vie ou de se donner la mort. Même la mort-vivant, pas forcément la mort définitive irréversible salvatrice. Ce fut dur mais il a finit par comprendre. C’était même limpide. C’était surtout surprenant. Il pouvait dès lors continuer de vivre comme vivant. Pour se trouver plus tard devant de nouvelles interrogations. Comme tout un chacun. Celles du vieillissement. Mais là, c’est tout autre chose. Ce n’est que du normal. Du général. La vie quoi. Avant, c’était de l’irréfléchi.

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J’atteins le troisième étage hors d’haleine, affligé d’une dette d’oxygène phénoménale et je m’enfonce en titubant dans un couloir obscur où se succèdent des portes fermées. J’en ouvre une au hasard et je distingue gisant dans la pénombre un bureau métallique gris, sous lequel, sans réfléchir davantage, je me glisse, non sans avoir précautionneusement refermé la porte derrière moi. La rumeur de la horde barbare lancée à notre poursuite qui monte des étages inférieurs, enfle, portes fracassées, hurlements perçus comme sauvages, horribles mots dévastateurs qui s’enfoncent en vrille dans nos cerveaux, “balançons ces rats par la fenêtre”. Je me recroqueville à l’abri de la plaque métallique grise, m’efforçant sans grand succès d’étouffer mon halètement, tremblant comme une feuille dans la brise du matin. Je me dis que je suis fait comme un rat, celui précisément qui ne va pas tarder à se faire défenestrer du troisième étage. Le bruit de la fureur et des portes qui claquent se rapproche inexorablement. Il n’y a plus d’autres solutions que d’accepter son triste sort en priant. Je vais clamser tel un couard pour une cause qui me paraît juste, sans avoir jamais pour autant mesuré toute la portée de ma solidarité. Je n’aurai même pas eu le temps de m’établir. Où se niche la justice en ce bas-monde ? Les guerriers vociférant ne sont guère qu’à quelques portes. Je m’en remets à dieu sait qui, les mains jointes comme les abbés me l’ont appris, tu vois comment à l’heure fatidique on en revient toujours à ce qu’on nous a appris quand on était petit. L’heure des comptes sonne déjà à mon cadran et comme un gros bourdon cognent les remords tandis que suinte sur mes tempes la sueur des regrets éternels et que la peur se répand tièdement dans mon pantalon. La porte s’ouvre avec fracas comme si elle s’arrachait de ses gonds. Je serre les dents, les fesses, je rentre la tête dans les épaules et je garde les mains jointes, susurrant des paroles inaudibles, humant une odeur nauséabonde de sueur mêlée à l’urine, tandis que la porte se referme en claquant et que les vitupérateurs hurlant s’éloignent à grands pas, le bruit s’atténuant petit à petit. Un miracle s’est produit par la grâce de je ne sais qui. Oui, bien sûr, je te vois hocher la tête, tu n’es pas d’accord avec moi. Ce n’est sûrement pas à cet instant que je vais me remettre à croire et promettre d’aller brûler des cierges à Lourdes dans un pèlerinage de remerciements. Je demeure cloîtré dans mon antre malodorant, les yeux clos, les mains jointes avec les extrémités des doigts qui effleurent mes lèvres comme si j’invoquais ou remerciais une quelconque divinité, le Dieu de mes ancêtres pourquoi pas ou celui des marxistes car il semblerait bien qu’il m’accordera l’opportunité de m’établir. Des crampes me torturent les jambes repliées et écrasées sous le poids de mon corps crispé. Je suis trempé de la tête aux pieds. Parfois la vie ne tient qu’à un fil, et ce fil, on ne le tient même pas entre ses mains, sauf à se dire qu’il ne faut jamais prendre de risque de quelque nature que ce soit. Mais tu vois, la vie, c’est quand même et toujours une prise de risques sans que l’on en soit nécessairement conscient. A titre d’exemple, tu vois bien que j’ai failli être anéanti par un danger mortel dont j’ignorais jusque-là l’existence même. Je ne pouvais donc en évaluer la gravité, comme une fourmi ne comprend pas le bruit de la tondeuse qui vient la faucher. Je peine à m’extraire de ma tanière tant mes jambes sont ankylosées et une fois debout, je vacille comme si j’étais ivre. Mais je suis toujours en vie, je suis encore en vie. Je glisse un œil circonspect par la porte entrebâillée, à l’affût du moindre bruit. Longuement, j’ausculte la qualité du silence revenu prendre possession des lieux. Enfin rasséréné, je me faufile à pas de loup le long du sombre couloir qui faillit être celui de la mort, jusqu’à l’escalier. Je suis d’accord avec toi, j’en fais un peu trop. Et puis non, tu sais, je crois sincèrement qu’ils étaient capables de n’importe quoi. Là, j’aperçois une silhouette devant moi au milieu de l’escalier en laquelle je reconnais la démarche hésitante de Flaco. Je le hèle dans un souffle. Il me raconte qu’il s’est planqué dans un réduit de rangement de seaux et de balais caché derrière un rideau de serpillères en train de sécher sur un fil. Ils n’ont vu que le fil, ces scélérats. De toute façon, ils estiment avoir atteint leur but principal en ayant envoyé cet infortuné Élie à l’hôpital. Nous nous regardons longuement Flaco et moi, nous l’avons échappé belle.

Pierre Ferin, Vous saurez tout sur Marc Dubois sans l’avoir jamais demandé, Edilivre.

À commander sur le site www.edilivre.com/doc/871791

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