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30 septembre 2012

4 Murakami mon amour

Un type qui a étudié la tragédie grecque à l’université de Tokyo,  puis qui a ouvert une boîte de jazz, ne peut être que quelqu’un de formidable. À mes yeux en tout cas. Raison de plus s’il est Japonais. C’est ce que je me dis. Murakami, c’est Haruki pour moi et il est tout ce qui a de plus Japonais. Ne vous perdez pas en conjectures fantasques, ceci n’est pas une demande en mariage gay. Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il apprécierait. Par cette déclaration d'amour, je veux tout simplement dire que ce type a vraiment bouleversé ma façon d’être dans la vie. Figurez-vous que ce gars-là, rien qu’en le lisant, avec ce ton, cet humour, cette imagination formidable, ces personnages un peu perdus dans leur vie, m’a transformé et m’a révélé un peu plus à moi-même ! Sans rire. On ne plaisante pas avec ces choses-là.

haruki-murakami

 

Je vivais à Toulouse quand Belfond a publié « Kafka sur le rivage ». Je revenais juste d’une mission au Maroc, au titre de la solidarité olympique, où j’étais devenu ami avec deux Japonais, Akio et Daisuké. Ça ne s’invente pas ! Ce n’était pas ma première mission au Maroc, j’avais déjà plusieurs amis marocains, mais c’était la première fois que je rencontrais des Japonais, je veux dire des Japonais que je côtoyais chaque jour. Nous sympathisâmes très vite. Ils étaient tous deux hermétiques au monothéisme. Cette culture (étouffante) qui a baigné mon enfance, et que je retrouvais au Maroc puissance 2 (ils ont un commandeur des croyants en plus), ils la trouvaient incompréhensible, j’aurais dit incompatible avec leurs gènes si je ne craignais de me faire réprimander par l’ordre des scientifiques. C’était quelque chose que j’avais de suite apprécié chez eux. Ça me défatiguait l’esprit, figurez-vous. Ça n’allait pas jusqu’à le reposer mais c’était déjà pas si mal. Ce n’était pourtant pas simple de se comprendre entre nous. Akio baraguinait le français tout en faisant toujours semblant d’avoir tout compris, t’a compris ?, oui ! Et moi je ne baraguinais même pas le Japonais. Ils étaient tous deux coopérants au Maroc. Ils ont un système très japonais et néanmoins intéressant qui permet à des jeunes d’apporter une contribution bénévole dans un  pays étranger. Ça dure deux années pendant lesquelles ils sont pris en charge par leur ambassade. Après leur « service », ils reçoivent une bourse conséquente qu’ils peuvent utiliser à leur guise. Akio était joueur-entraîneur dans un club marocain (il avait un bon niveau de jeu et une mentalité de samouraï en compétition). Quant à Daisuké, il avait la responsabilité de l’équipe nationale sénior du Maroc. Pendant que se déroulaient les championnats arabes de tennis de table, Daisuké passait tous les soirs à la télé des sports pour commenter les résultats de son équipe. Daisuké se débrouillait bien en Français. Ils m’ont tellement emballé, ces deux-là, que quand je suis rentré à Toulouse et que j’ai entendu parlé d’Haruki Murakami pour la sortie de son livre « Kafka sur le rivage »(2006), qu’une fois n’est pas coutume, je me suis aussitôt précipité pour l’acheter. D’habitude, plus on « insiste » sur les « romans de la rentrée » dans les médias, moins je suis enclin à en acheter. Je ne sais pas, un atavisme, une jalousie, une méfiance, que sais-je encore, un rejet des élites !, et puis quoi encore, une rebellion. Là, ça m’a pris tout de suite, j’avais subitement une soif de japonais. Et c’est parti très fort car six autres romans d’Haruki ont suivi. Ils reposent maintenant tous côte à côte dans ma bibliothèque, après avoir accompli leur œuvre, ces six romans que j’ai avalé coup sur coup d’Haruki Murakami. D’ailleurs je me lève et attrape le premier « Kafka sur le rivage » (quel titre étrange – Umibe no Kafuka, en japonais), et, selon une habitude que j’ai contractée, je l’ouvre au hasard, en suivant l’intuition de mon petit doigt, ce n’est jamais fortuit, il y a comme un courant qui nous relient Haruki et moi, (et d’autres aussi), et voici ce que je lis Il fallut une heure à Nakata pour trouver le chauffeur routier qui avait accepté de l’emmener jusqu’à Fujigawa. Il conduisait un semi-remorque réfrigéré qui transportait du poisson frais. C’était un homme corpulent, d’une quarantaine d’années avec des bras épais comme des bûches et un ventre proéminent.

-Mon camion pue le poisson, ça ne vous fait rien ?  demanda-t-il.

-Nakata aime beaucoup le poisson.

Le routier se mit à rire.

-T’es pas ordinaire, toi au moins !

-Oui, on me le dit parfois.

-Moi, j’aime bien les gens bizarres. Je me méfie des gens normaux qui mènent une vie normale.

-Ah, vraiment ?

-Ouais. C’est ma façon de voir. Chacun son opinion, non ?

-Nakata n’a pas tellement d’opinions personnelles. Mais il aime l’anguille.

-Eh bien, en voilà une, d’opinion.

-L’anguille, c’est une opinion ?

-Ouais. Dire que tu aimes l’anguille, ça c’est une sacrée opinion, mon vieux.

C’est ainsi qu’ils se rendirent ensemble à Fujigawa. Le chauffeur s’appelait Hagita.

-Dis, Nakata, comment tu vois l’avenir de ce monde, toi ?

-Excusez-moi, mais Nakata n’est pas très intelligent et ne comprend rien à ce genre de choses.

-Avoir sa propre opinion, ça n’a rien à voir avec l’intelligence ou la bêtise.

-Pourtant, monsieur Hagita, être idiot, ça empêche de réfléchir.

-Mais tu aimes l’anguille, non ?

-Oui, c’est un des plats favoris de Nakata.

-Tu vois, là, tu t’impliques.

-Ah ?

-Est-ce que tu aimes le riz aux œufs et au poulet ?

-Ça aussi, c’est un des plats préférés de Nakata.

-Là encore, tu t’impliques, répondit le chauffeur. Et c’est à force de s’impliquer comme ça dans de petites choses que tout prend sens naturellement. Plus tu entres en rapport avec les choses, plus tu prends conscience de leur sens. Ça peut être l’anguille, le riz aux œufs et au poulet, le poisson grillé, n’importe quoi. Tu saisis ?

-Pas très bien. Il faut entrer en rapport avec la nourriture, c’est ça ?

-Pas seulement la nourriture. Le système ferroviaire, l’empereur, tout ce que tu veux.

-Le système ferroviaire ?

-Les trains, quoi.

-Nakata ne prend jamais le train.

-Tu fais bien. Alors, ce que je veux dire, c’est que, par le simple fait de vivre, on établit un lien avec les choses qui nous entourent, quelles qu’elles soient. Et le sens émerge spontanément de tout ça. Le plus important, c’est de savoir si ça se passe spontanément ou pas. Ce n’est pas une question d’intelligence, il suffit juste de regarder les choses avec ses propres yeux.

-Ce que vous êtes intelligent, monsieur Hagita.

Le routier éclata de rire.

-Je te dis que ce n’est pas une question d’intelligence ! Je suis pas spécialement intelligent. Mais j’ai ma façon à moi de voir les choses. C’est pour ça que les autres en ont vite marre de moi. D’après eux, je suis un type qui complique tout. Dès que tu commences à réfléchir par toi-même, tu déranges.

-Nakata n’a toujours pas très bien compris. Il y a un lien entre le fait que Nakata aime l’anguille et le fait qu’il aime le riz aux œufs et au poulet ?

-Ma foi, on peut dire ça comme ça. Il y a toujours un lien entre toi, Nakata, et les choses auxquelles tu t’intéresses. Et en même temps, il y a un lien entre l’anguille et le riz au poulet. Et ce réseau de liens s’étend au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’un lien s’établisse tout naturellement entre toi et le capitalisme, entre toi et le prolétariat.

-Le pro… ?

-Pro-lé-ta-riat, répéta Hagita en écartant ses grosses mains du volant pour les montrer à Nakata. (On aurait dit des gants de base-ball.) Les gens qui gagnent leur vie à la sueur de leur front, comme moi, c’est ça le prolétariat. De l’autre côté, il y a ceux qui restent assis dans leurs fauteuils sans lever le petit doigt, qui donnent des ordres aux autres et qui gagnent cent fois plus qu’eux. Ce sont les capitalistes.

-Nakata ne sait pas grand-chose des capitalistes. Il est pauvre, et ne sait pas comment vivent les gens importants. En fait, je ne connais qu’une personne comme vous dites : le prefet de Tokyo. C’est un capitaliste ?

-Bah, oui, sans doute. Enfin, les préfets ce sont plutôt les chiens de garde des capitalistes.

-Le préfet serait un chien ?

Nakata se rappela le gros chien noir qui l’avait conduit chez Johnnie Walken et superposa son ombre sinistre à celle du préfet.

-Le monde grouille de ce genre de chiens, suppôts du capitalisme !

-Supo ?

-Instruments, si tu préfères. Des chiens qui obéissent à leurs maîtres.

-Les capitalistes n’ont pas de chats ?

Hagita éclata de rire.

-Ah, t’es un comique toi ! J’adore les types comme toi, Nakata. Les chats du capitalisme ! Ça c’est une opinion tout à fait inédite !

-Dites, monsieur Hagita…

-Hum ?

-Comme je suis pauvre, le préfet me verse une panse-ion tous les mois. Peut-être que je n’aurais pas dû accepter ?

-Combien tu touches ?

Nakata lui indiqua la somme. Le camionneur secoua la tête d’un air écoeuré.

-Ça doit pas être facile de vivre avec si peu d’argent, hein ?

-Si, ça va. Nakata ne dépense pas beaucoup d’argent. Et puis les gens me font des petits cadeaux, parce que je retrouve les chats perdus du quartier.

-Waouh ! Un chercheur de chats professionnel, fit Hagita d’un air admiratif. Tu me bluffes, toi. Tu es vraiment unique en ton genre.

-À vrai dire, Nakata sait parler avec les chats. C’est ce qui me permet d’en retrouver pas mal.

Hagita hocha la tête.

-Je vois. Ça ne m’étonne pas de toi.

-Mais tout récemment, Nakata s’est aperçu qu’il ne comprenait plus leur langage. Je me demande bien pourquoi.

-Le monde change tous les jours, mon vieux. L’heure venue, la nuit s’achève et le jour se lève. Et le monde que tu vois n’est le plus le même que la veille. Tu n’es plus le même Nakata que la veille, tu saisis ?

-Oui.

-Les relations entre les choses changent aussi. Qui est capitaliste, qui est prolétaire ? Qui est de droite, qui est de gauche ? La révolution informatique, les actions, le flux des capitaux, les restructurations, la diminution des salaires, les multinationales…Où est le bien, où est le mal ? Toutes les barrières  s’écroulent les unes après les autres. C’est peut-être à cause de tout ça que tu ne peux plus parler aux chats.

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Plon, traduit du japonais par Corinne Atlan, pp 251-255

 

Peu de temps après, j’ai revu mes deux amis japonais à Paris. Avec sa bourse, Akio est venu faire une formation pour obtenir  son diplôme d’entraîneur. Il disait qu’un diplôme d’entraîneur français ferait un tabac au Japon. Il l’a obtenu haut la main, major de promo, alors que de son propre aveu, il ne captait que 30% des cours en français. Il a appris toutes les règles du sport par cœur sans rien y comprendre. Akio entraîne au Japon à présent. Cela ne l’a pas empêché de revenir me voir juste au début de ma retraite. Il était en voyage de noce à Paris avec sa fiancée. Je sais, normalement un voyage de noce vient après le mariage, mais dans ce cas, si j’ai bien compris, parce qu’avec Akio, nos échanges étaient toujours aussi imprécis (les fameux 3O%), ils étaient en voyage de noce à Paris avant leur mariage qui était prévu pour plus tard (ou avait été déprogrammé, ou repoussé…). Enfin, je n’en suis pas sûr. Toujours est-il qu’Akio entendait absolument faire découvrir à sa fiancée le Paris où il s’était formé, et aussi son ancien « maître ». Ils ont fait plus d’une heure de train tous les deux pour venir me voir et ont passé la nuit chez moi. Je trouve cette reconnaissance, que les Japonais cultivent envers leur « vieux » formateur, vraiment admirable. Ce fut en tout cas une soirée inoubliable, à 25%, parce que le français d’Akio avait déjà perdu de sa vigueur comme il ne l’utilisait jamais. D’autant plus que sa très sympathique fiancée ne comprenait pas un mot de français, ni d’anglais. Daisuké, lui, m’a invité à manger des sushi du côté de l’ambassade du Japon à Paris où il était en stage de formation. Il est maintenant secrétaire d’ambassade, quelque part en Afrique francophone. Il a épousé une Japonaise, venue en France passer une maîtrise d’histoire à l’université de Nantes dont le thème était la façon de vêtir les enfants en France au 17ème siècle. Je n’invente rien.

En hommage au tennis de table japonais (qui a inventé le spin), je vous offre cette vidéo.

(Je suis désolé, mes tentatives d’embarquer un logiciel de captation des vidéos sur mon ordinateur ont toutes échoué – j’ai pourtant perdu un temps considérable – je vous oriente donc sur le site de :

http://www.tennis-de-table.com

Allez-y regarder la vidéo du joueur Jun Mizutani. Pour ceux qui ne connaissent pas, vous verrez, c’est spectaculaire.

 

PS : je viens de retrouver la dernière lettre (une vraie, avec de magnifiques timbres et une enveloppe pleines de fleurs) que m’a envoyée Akio :

 

Cher Maître

Il y a longtemps que je n’ai pas vous donné de mes nouvell

es. Vous avez bien ? J’ai échappé aux dégâts du tremblement de terre. J’ai eu un enfant l’année dernière qui s’appele Kanako. Maintenant, je travaille comme entraîneur du tennis de table. Je vous remercie de vos aidés pendant mon séjour en France.

Avec mes amitié cordiales.

Akio

 

J’aimerais bien écrire aussi bien en Japonais.   

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