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28 février 2013

31 A pas aveugles de par le monde

Je suis né à la fin de la guerre dite mondiale, celle de 39-45, je précise, ce qui n’est déjà pas si mal. De quel siècle me direz-vous ? Le dernier,  voyons !  J’ai été conçu au moment du débarquement des Alliés en Normandie. C’est ce que j’ai calculé. C’est dire s’il y eut de la joie dans cet acte-là. Mais, personne ne m’a rien dit de clair à ce sujet. Quand je dis personne, je veux dire ni mon père ni ma mère ni mon frère ni mes oncles ni mes tantes, personne de la famille quoi. Tout ce que je sais de ma naissance, c’est mon frère qui me l’a raconté, et ce n’est pas grand chose. Quand il est venu, juste après l’accouchement, voir ma mère et concomitamment la sienne aussi, et donc, par la même occasion, son nouveau-né de frère, à la clinique, en réalité dans la cave de la clinique car la ville était encore bombardée en avril 45 par les V2 allemands - la clinique n’était pas loin d’une gare de triage importante, mais de toute façon, ces engins tombaient n’importe où quand ils étaient à court de carburant – ce qu’il m’a raconté donc, j’essaie de faire court, c’est qu’il était assis sur une chaise auprès du lit, de laquelle il est tombé, quand un V2 a explosé non loin de là. C’est tout ce dont il se souvient au sujet de ce nouveau-né, son petit frère, m’a-t-il certifié. Je suis bien obligé de le croire, il avait quand même déjà six ans puisqu’il était né juste avant le début de cette guerre répertoriée 2ème mondiale.

V2

Ensuite, comme la grande majorité des enfants de Belgique, et comme mon frère, j’ai suivi une scolarité jusqu’à 16 ans dans des institutions catholiques (80% de l’enseignement en Belgique à l’époque), en digne représentant de la classe moyenne. Jusqu’à cet âge, j’allais à la messe du dimanche et même plus, par affinité ou par obligation, ça dépendait des institutions et du moment. À seize ans, quand j’ai décidé de prendre le large, de sortir de ce que je ressentais comme un enfermement, pour humer l’air environnant, j’ai rapidement constaté que personne ne m’avait jamais parlé de la Shoah, ni de la permanence et de la prégnance de l’antisémitisme européen. Pourquoi parlé-je soudain de la shoah et de l’antisémitisme ? Vous n’allez pas tarder à le comprendre. Un peu de patience que diable ! Vous n’êtes pas sur un blog fast food. Ici, il y a toute une cuisine à élaborer avant de servir. Je reviens à mon propos. Aux yeux des curés que j’avais fréquentés jusque-là, il n’y avait de Juifs que ceux du sanhédrin. Ils ne les tenaient pas en grande estime, c’est peu dire, c’est en tout cas ce que j’en avais retenu. Ils n’en avaient rien dit d’autre. Je fus donc très intéressé de découvrir des filles qui étaient Juives, parmi mes premières amours. Elles étaient avant tout des filles, ce qui était le plus important à mes yeux d’adolescent, ensuite, elles étaient jolies, ce qui ne gâtait rien (mais toutes les filles sont jolies), après, elles m’aimaient bien comme je les aimais tout aussi bien, et enfin, elles étaient Juives, ce qui, forcément, éveilla ma curiosité. J’allai souvent dans leur famille pour y découvrir avec délectation un univers étrangement différent de celui qui m’avait produit. Il y avait d’abord la langue, tellement particulière, le yiddish, issue d’un pays-territoire déchiré juif-polonais avec ses shtetl, il y avait les coutumes héritées d’une croyance et d’une culture différentes, la façon d’être et l’humour, il y avait la particularité (pour moi) de ne pas reconnaître Jésus, celui-là même qui m’avait été rabâché toute la sainte journée pendant plus de dix ans, et j’en passe, comme le gefilte fish par exemple, que je ne suis pas près d’oublier. J’étais avide de tout, ma curiosité et mon intérêt n’avaient pas de limite.

yiddish alphabet

 

C’est par elles que j’appris comment avaient été traité les Juifs en général et les familles de mes amoureuses en particulier, qui avaient toutes fui la Pologne, pendant cette guerre. Tout m’est tombé en vrac d’un seul coup sur la tête, les camps d’extermination, les cendres dans les Plaines, les numéros gravés dans la chair des rares survivants. Je dois dire que je subis une violence inouïe, autant due aux faits eux-mêmes que pour la raison que personne d’autre ne m’en avait jamais parlé. C’était ignoble, atroce, insupportable, pour un jeune homme de seize ans, qui découvrait ses premiers émois dans un univers qu’il escomptait encore merveilleux. Je ne pouvais pas ne pas me demander pourquoi personne ne m’en avait jamais parlé. Plus tard, en 1966, pour bien m’imprégner de cette horreur, de sorte à ne jamais l’oublier tout au cours de ma vie, je lirai Treblinka de Jean-françois Steiner (Fayard) – la révolte d’un camp d’extermination (préface de Simone de Beauvoir). Et je n’ai jamais oublié.

 Une ignominie pareille (je ne trouve pas de mot valable) est difficile à accepter quand on débarque avec l’enthousiasme de la jeunesse dans le monde. J’appris donc que cette chose innommable fut délibérément conduite par la volonté du parti nazi bien sûr, mais avec tellement de complicités actives ou tacites dans tous les pays européens, que finalement beaucoup de gens, des millions peut-être, y avaient pris part, peu ou prou. Ce que je ne savais pas encore, c’est que l’anti-judaïsme chrétien puis l’antisémitisme européen avait déjà une longue histoire derrière eux. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me faire à cette réalité. Or, elle semble retrouver un écho important de nos jours. Ce sont ces évènements qui ont hanté et influencé toute ma vie. J’ai toujours été sensibilisé à ces questions depuis cette époque de mon adolescence.

 

shtetl

 

À l’été 2012, j’ai entendu Laure Adler sur France Culture parler d’un livre, paru en yiddish, fait rare, qui venait d’être traduit en français. Elle prévint ses auditeurs que ce livre était bouleversant. Elle a cité le titre : À pas aveugles de par le monde, et j’ai trouvé le titre incroyable. Quand j’ai commencé à le lire, je l’ai trouvé encore plus incroyablement bouleversant. La traduction du yiddish au français est tout autant puissante.

S., le personnage central de ce livre, soudain transformé en « je », puis plus loin en Leibl, se demande s’il y a une raison pour laquelle il a survécu alors que tous ses proches ont été anéantis, réduits en cendres. Il va de lieu en lieu, happé par les morts qui survivent en lui et autour de lui, partout où il se trouve, des liens se tissent entre fantasmes et drames dans un univers halluciné. Tous ces morts, sa famille, ses voisins, les habitants de son quartier reviennent en lui pour ne pas être oubliés. Il les accueille l’un après l’autre.

Leïb Rochman, l’auteur, s’efforce, s’oblige, et réussit avec une rare violence contenue à transmettre l’indicible : la mémoire de tous ces gens chez qui la mémoire à été réduite en cendres.

C’est toute une civilisation qui a été anéantie.

Leibl aurait lui aussi voulu se réfugier dans le sommeil, étendu sur son lit ; dans un sommeil interminable, ici, dans les montagnes, comme dans le giron de sa mère. Mais Estherké l’en empêchait. Maintenant, libéré des barbelés et des murs, il s’enfonçait continuellement dans une somnolence poisseuse dont il était impossible de le tirer. Il ne comprenait pas comment il avait échappé à tout cela, pourquoi c’était lui qui avait été condamné par le destin à demeurer. Il se souvenait de tous ceux qui l’entouraient jadis. Personne n’était resté. Ils avaient tous expiré leur âme en fumée : sa mère, qui l’avait porté et l’avait expulsé de son corps pour en faire un être indépendant, sa sœur et son frère, qui étaient le fruit de la même matrice et s’étaient nourris au même sein ; toute sa parentèle – oncles, tantes, cousins, issus du même sang. Comment rester seul dans le vide qu’ils avaient laissé ? Les camarades de sa cour, les voisins de sa rue, tous les habitants de sa ville. Tous les Juifs des villes et des pays environnants – des monceaux de cendres dispersés. Et lui, lui, il était là, il existait, on pouvait le toucher. Ce ne pouvait être qu’un châtiment. Ce ne pouvait être l’issue définitive. On lui avait tendu un piège. Comment l’avait-il mérité ? Pour quels actes infâmes ? Il retombait dans sa somnolence comme dans un labyrinthe où il voulait se perdre. Il sombrait dans des rêves de plus en plus profonds. Ils l’aspiraient, le maintenaient dans leurs sortilèges, le noyaient dans leurs eaux troubles, l’emportaient en vagues immenses loin de sa vie présente. La voix d’Estherké l’atteignait alors, comme l’écho d’un autre monde. Elle brisait sa somnolence, lui envoyait des cordes et tirait de toutes ses forces pour le ramener à la surface. Il essayait de lutter contre elle, mais son sourire le désarmait, le privait de toute volonté, et il finissait pas se soumettre. Sa tête émergeait une seconde de ce temps polymorphe, flou. Il regardait autour de lui, se rappelait où il se  trouvait et n’aspirait qu’à retourner à sa léthargie, à s’y noyer de nouveau, à se laisser emporter dans l’infini du temps, dans ces millions d’années dont il était une goutte infime, jaillie juste à cette époque d’horreur. Il aurait voulu ne pas être, se libérer du poids de son corps, et peut-être voguer, disparaître dans les nuages et les brumes de l’autre côté des monts, où toutes ces fumées se rencontrent et se mêlent. Il sentait alors les fils invisibles qui le tiraient avec douceur, s’enchevêtraient autour de ses jambes et l’attachaient malgré lui à Leysin.

Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde, traduit du yiddish par Rachel Ertel, Denoël 2012

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