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11 avril 2013

37 Au nom du fils !

Est-ce l’absence du père qui crée le vide dans la tête du fils ? Est-ce l’inaccessibilité du père qui rend sa propre vie difficilement accessible au fils ? Est-ce l’absence de complicité père-fils qui pousse le fils à errer sur les sentiers de la perdition ? Drôles de questions. Mais qui se perd peut toujours se retrouver. Il n’y a pas de fatalité. Il faut savoir écouter son désir profond. Le sortir de sa gangue spontanée. Le polir. Et surtout, ne pas le confondre avec le plaisir.

zaz 10

 Avec sa paie d’ouvrier spécialisé (OS), F. avait loué un petit deux-pièces à Clichy. Il n’avait pas trouvé meilleure solution. Il s’était enfermé en lui-même, rejeté par ceux de sa famille idéologique. Il croyait toujours en son idéal alors que ceux avec qui il partageait sa croyance, ne croyaient plus qu’il croyait. Plus précisément, ils croyaient qu’il croyait mal. Ainsi l’avaient-ils excommunié de leur communisme. Depuis, F. vivait seul. On pourrait dire abandonné des siens. Mais il se persuadait, dans sa relation inclassable avec lui-même, si je suis abandonné c’est que je le mérite. On sait que la croyance fige le cerveau et qu’elle en freine ainsi l’évolution.

photo-L-Aveu-1970-14

(l'aveu)

Il n’y avait pas d’ascenseur dans son immeuble du début du siècle (dernier). Il y avait six étages à monter. Ce n’était pas cela qui le maintenait dehors. Autant son moral avait dégringolé dans les bas-fonds de son idéal, autant le corps restait à la mesure de ces six étages, même lesté de maigres commissions. Il avait toujours eu peur de se retrouver seul et abandonné, et voici qu’il se retrouvait plus que seul et plus que jamais abandonné. On peut dire avec une certaine certitude que l’un n’avait pas été sans l’autre. Issu d’une famille civitas décomposée, il était pourtant entré en communisme enthousiasmé. Alors, il ne revenait chaque soir dans son deux-pièces cuisine non-équipée qu’une fois épuisé, incapable de faire un pas de plus dans les rues le long desquelles il avait divagué toute la sainte putain de journée. À la recherche du temps perdu ou du néant. À la recherche d’un peu de chaleur humaine. À la recherche de lui-même. Un long et lent cheminement pour s’extraire du paysage sclérosé de la croyance et retrouver l’émerveillement.

cellule 2

Les seuls êtres humains à regarder ce zombie passer étaient les putains à la recherche de leur maigre moyen de subsistance, qui voyaient en lui quelque argent facilement gagné. Une fois remonté dans son antre, après s’être traîné dans les escaliers pour parvenir au sixième étage, F. s’installait à la table de formica devant la télé dans un vide social sidéral et buvait un peu trop sans jamais pouvoir jouir d’un sommeil tranquille. La nuit, la gare de triage qui s’étalait face à son immeuble, éclairait son lit étroit d’une lumière glauque. Il n’y avait pas de rideaux aux deux fenêtres calées sous les toits de zinc. Tel un goutte à goutte inquiétant dans le silence de la mi-obscurité, le choc ininterrompu des wagons, qui s’accrochaient en bas de la pente de constitution des convois, le maintenait éveillé. Bang….bang…bang…Un vide mortel le terrorisait. Un vide présent sans espoir de se remplir. Rien ne permettait de penser que cela pourrait changer, un jour, du moment qu’au plus profond de lui, il s’était persuadé que rien ne changerait jamais. F. jouait à Zola en fin des trente glorieuses. Ses enfants en bas-âge étaient retenus par leur maman restée dans la ligne juste que le groupuscule avait tracée. Un genre labellisé de pensée simpliste et tronquée. Cet état dura des mois. Tout était figé comme un jardin l’hiver sous la neige et la glace. Aucun soleil extérieur ne venait lêcher ni réchauffer les rigueurs de sa pensée hivernale. L’invention de la solitude. Et pourtant il y eut le regain. Il faut croire que la vie résiste même sous une épaisse couche d’idéologie glaciale. Même un aveugle finit aussi par voir. Et la lumière surgit toujours de l’intérieur, même si elle s’accroche à une faible lueur extérieure.

L'amour (Zaz)

Il ne peut pas appeler cela sa maison, mais depuis neuf mois c’est tout ce qu’il a. Quelques douzaines de livres, un matelas sur le sol, une table, trois chaises, un réchaud et un évier corrodé où ne coule que de l’eau froide. Les toilettes sont au bout du couloir, mais il ne les utilise que quand il doit chier. Il pisse dans l’évier. Depuis trois jours, l’ascenseur est en panne et il hésite maintenant à sortir. Ce n’est pas que les dix volées d’escalier à grimper au retour lui fassent peur, mais il trouve déprimant de se donner tant de mal pour se retrouver dans cet endroit sinistre. S’il reste dans sa chambre pendant un laps de temps suffisant, il réussit généralement à la remplir de ses pensées, ce qui lui donne l’illusion d’en dissiper l’atmosphère lugubre, ou lui permet d’en avoir moins conscience. Chaque fois qu’il sort, il emporte ses pensées et, en son absence, la pièce se débarrasse progressivement des efforts qu’il avait fournis pour l’habiter. Quand il rentre, tout le processus est à recommencer et cela demande du travail, un vrai travail spirituel. Compte tenu de sa condition physique après cette ascension (les poumons tels des soufflets de forge, les jambes aussi raides et lourdes que des troncs d’arbre), il lui faut d’autant plus longtemps pour engager cette lutte intérieure. Dans l’intervalle, dans le néant qui sépare l’instant où il ouvre la porte de celui où commence sa reconquête du vide, son esprit se débat en une panique sans nom. C’est comme s’il était obligé d’assister à sa propre disparition, comme si, en franchissant le seuil de cette chambre, il pénétrait dans une autre dimension, comme s’il s’installait à l’intérieur d’un trou noir.

Paul Auster, l’invention de la solitude, Babel, traduction de Christine Le Bœuf

l'invention de la solitude

 

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